Joseph RAYMOND

IMPRESSIONS DE GUERRE D'UN MOINE-OFFICIER


DEUXIÈME PARTIE

AU- FEU!



PREMIÈRE ÉTAPE

DE LA BOUE!




CHAPITRE V
La Tranchée.

Sur la route.---Du cantonnement à la tranchée nous fîmes escale plusieurs fois. Un jour me vint une sainte inspiration que j'eus grand tort de suivre.

Mon régiment n'avait pas d'aumônier, et il en désirait un sincèrement. Pensant que j'étais le seul prêtre et sachant d'autre part la religion du colonel, mon devoir m'apparut très net. Il fallait sans retard m'offrir. La soutane m'irait toujours mieux, d'ailleurs, que la vareuse de l'officier. Sûr de lui être agréable, j'abordai donc le colonel. J'avais soigneusement préparé mon petit discours, je le débitai de mon mieux, et je conclus par ces mots : « Mon colonel, s'il vous faut un aumônier, me voici. » Il me toisa d'abord d'un regard dédaigneux; puis sèchement il me répondit : « Ah! vous voulez sortir du rang? Ce ne sera toujours pas pour être aumônier. Vous auriez pu attendre d'avoir fait des preuves pour réclamer des faveurs. Du reste, je n'ai pas besoin de vous, j'ai quatre prêtres dans mon régiment, je les connais, je les estime. Mais vous, est-ce que je vous connais ?» Et tournant le dos il me laissa abasourdi!

Mon rêve croulait lamentablement : mes intentions étaient même travesties, mon aptitude mise en doute. Là où j'escomptais presque des remerciements, on me payait presque en mépris! Si vouloir le bien est déjà parfois difficile, que serait-ce de le faire en ces conditions? Je ne sais pas si dans ma vie j'ai connu une heure d'aussi dure et injuste humiliation. Qui plus est, j'en porterais le poids jusqu'à mon agonie; car celui-là même qui aujourd'hui me disait sur la route : « Est-ce que je vous connais, moi? » se pencherait un an plus tard sur ma couche de moribond, et m'embrassant comme un père, me dirait pour la première fois : « Mon pauvre Raymond, je vous ai connu trop tard! »

Puisque la main qui ouvrit dans mon coeur de prêtre cette blessure cruelle l'a si bien fermée, j'ai cru pouvoir montrer à nu la cicatrice : c'est la seule que la guerre ait creusée dans mon âme! Je dois d'ailleurs reconnaître que malgré ses préventions le colonel favorisa toujours mon ministère sacré. Après tout, je ne sais pas même si ma capote n'a pas attiré plusieurs que ma soutane eût écartés. Du feu de nos mesquines passions, Dieu sait faire jaillir l'étincelle qui éclaire, réchauffe, embrase les âmes des prédestinés.

* * *

Un soir, vers la mi-décembre, on entra dans Mailly-Maillet. Aux premières maisons du village une sentinelle était postée, dont j'ai gardé le plus vivant souvenir. Je ne me rappelle plus les saillies de sa verve intarissable ; mais je revois toujours sa veste : c'était la vitrine d'un musée de médailles. Il avait enterré beaucoup d'Allemands après la Marne, or, en fouillant les morts pour les identifier, il avait recueilli leurs médailles. Par rang de taille et de valeur il les avait cousues à sa veste et sa poitrine en était garnie. C'était son butin de guerre, à lui; il en avait rassemblé les pièces avec la passion d'un vieux collectionneur; et, tel un conservateur de musée, il les avait cataloguées sur lui et chaque jour il les révisait.

Singulière préoccupation, en vérité! Mais plus singulier encore avait été son dessein.---« Ah! les bandits, s'écriait-il, au moins les morts ne diront pas : « Gott mitt uns! » Dieu avec nous! Si c'est pas un péché de voir des cochons porter des médailles. Ces détrousseurs de femmes, est-ce qu'ils ont le droit d'embrasser la Sainte-Vierge? Des médailles ça doit appartenir à de vrais baptisés, ç'pas. Elles étaient sales lorsque je les ai trouvées, je leur ai fait un brin de toilette. Voyez comme elles ont l'air contentes d'être là, maintenant !

Il ne se doutait pas, le brave, que son petit discours était un chef-d'œuvre de piété et de raison, et, ce qui valait mieux, il prêchait à des convertis !

* * *

A la nuit tombante, nous atteignîmes la route d'Auchonvillers à Colincamps. Notre seconde ligne s'y trouvait établie à 2 kilomètres des tranchées allemandes. On se rendait aux abris non pas en descendant l'unique rue du village, qui débouchait sur la route, mais, par mesure de sécurité, en suivant à la file indienne un boyau qui coupait droit à travers champ. Ce soir-là, la nuit était si noire, que le dernier homme de la 3e section m'ayant distancé de quelques mètres, je ne pus retrouver l'entrée du boyau. Ma section pataugea donc à même dans la vase; et, pour tout achever, en franchissant le talus du champ sur le bord de la route, je roulai dans le fossé bourbeux. Mais il paraît que pour devenir mi bon soldat de tranchée il faut être baptisé dans la boue. Je l'étais, moi, par immersion, et la confirmation ne tarderait pas !

Je me relevai en face de nos abris, mais ils étaient si hauts que je ne les apercevais pas. En vérité la construction de ces édifices publics n'avait pas dû grever le budget de l'Etat. Le fossé de la route avait été une fouille toute prête, dont les murs étaient naturellement le remblai du chemin et le talus du champ. De l'un à l'autre, on avait jeté quelques pieux, des branchages, de la paille, des mottes de terre glaise, et la maison avait été bâtie. Les portes et les fenêtres, la cheminée surtout étant un luxe dangereux à la guerre, on avait pris garde de n'en point ouvrir. Mais il suffisait de rabaisser les deux toiles de tente, qui fermaient le couloir pour se trouver parfaitement chez soi. Cependant rien ici de la monotone régularité des cités ouvrières. Les constructeurs avaient su varier dans l'exécution d'un même plan. Il y avait des toits inclinés, d'autres plats suivant la hauteur naturelle des murs; il y avait des toitures planes, d'autres ondulées suivant la résistance de la charpente; il y avait des couvertures en briques ou en tôles; généralement on avait préféré, faute de mieux, la bonne argile des champs. Les cases des chefs étaient petites, empaquetées de papier goudronné ou recouvertes, les plus riches du moins, d'une vieille porte de grange ramassée dans le village en ruines.

Dans nos maisons de campagne d'Auchonvillers, l'usage n'était point de rentrer tête haute en frappant du talon. On rampait sur le ventre dans la boue moelleuse de l'allée centrale. on soulevait un coin de la toile de tente, et on s'annonçait en criant': « Eh! là-dedans, ça biche ? » On était accueilli par un concert d'imprécations : « Veux-tu te calter ?... On voit la bougie dehors! Il va nous faire tuer !... On gèle, ferme donc ça !... » On rentrait vite; on heurtait régulièrement toutes les poutrelles du plafond, et l'édifice ébranlé se vengeait en secouant sur toutes les têtes une poussière de bois pourri et de paille hachée. On se frottait les yeux et on ne voyait plus rien, ni personne, car le doigt de bougie planté dans une patate sur une saillie du mur avait pour principe de briller, mais de n'éclairer pas. Vingt cigarettes trouaient à peine de leurs bouts rougis le manteau d'épaisses ténèbres qui recouvrait toutes choses. Peu à peu, on distinguait d'abord les crevasses du toit par où filtrait goutte à goutte parfois un rayon de soleil, plus souvent la pluie; dans l'antre noir et enfumé des formes encore indécises grouillaient pêle-mêle. Des hommes ronflaient près de ceux qui jouaient aux cartes; d'autres écrivaient sur le pupitre d'un sac, nullement troublés par ceux qui discutaient chaudement. Et tout ce monde gisait sur une poignée de paille pourrie, qui était à la. fois tapis pour s'asseoir, draps de lit pour dormir, serviette pour les mains, semelle de feutre pour les souliers.

Ce n'était pas une petite besogne de caser dans la nuit tous ses hommes; mais, quoique serrés à étouffer, ils étaient tous contents : « On avait un abri! » Alors, comme une mère sûre du repos de son enfant, referme doucement les voiles de son berceau, j'abaissais la toile de tente de chaque abri; je la fixais à la boutonnière par un morceau de bois piqué dans le mur; et jetant un dernier bonsoir, je rampais joyeusement vers ma case, où le sommeil rentrait presque aussi tôt que moi.

Le boqueteau.---On allait de la seconde à la première ligne par un boyau, qui traversait successivement des champs, un boqueteau, un ravin et des champs encore.

Le boqueteau était au centre sur le bord du ravin. Pour justifier son nom, il avait su conserver quelques arbres; mais son importance réelle venait de ce qu'il récelait le poste du commandant.

De la route au bois, les promeneurs affluaient nuit et jour; mais on peut croire qu'ils n'y venaient point chercher un doux ombrage. C'était la corvée; et le boyau du boqueteau se trouvait en un tel état que la pire corvée n'était pas d'y travailler sur place, mais de le parcourir.

Or, chaque matin les hommes qui villégiaturaient sur la route d'Auchonvillers devenaient avant le jour les cantonniers du boyau. Armés de pelles et de pioches, seul vrai fusil du soldat en tranchée, ils l'attaquaient sur ses flancs, qui menaçaient ruine ; prévenaient à l'aide de claies ses éboulements agressifs; s'acharnaient sur ses réserves de vase, qu'ils n'épuisaient jamais, et s'en revenaient au petit jour, terrassés par la fatigue, et vaincus par la boue.

Nous, les chefs, pour surveiller nos équipes; nous parcourions sans cesse le boyau, et notre sort était encore moins glorieux. Le proverbe nous avertit bien : « Méfiez-vous de l'eau qui dort! » surtout, je pense, quand elle dort sur un lit de vase au fond d'un boyau. De vrai, celui du boqueteau était cruel à l'excès. Comme il cédait très inégalement à la violence des travailleurs, il pouvait se venger insidieusement en accueillant les visiteurs pressés dans des trous innombrables, où ils disparaissaient à mi-corps.

Habitants du village en ruines, si, de retour après la guerre vous voulez des briques pour bâtir vos maisons, fouillez jusqu'au boqueteau le boyau dont je parle. Pendant des mois on l'a pavé de briques : la boue, qui les cimentait, a fini par les recouvrir; on y a mis alors des échelles et des planches : à leur tour elles se sont enlisées. Mais tous vos matériaux sont là !

Mon Dieu, que c'est donc dur d'être toujours sale : de se voir crotté des pieds à la tête, de sentir la boue remplir les souliers, raidir les habits, durcir les mains, graisser les cheveux! Le boyau qui recevait des hommes vomissait des blocs de glaise informes et immondes; mais les lèvres terreuses savaient encore sourire et sous les cils épais de vase les yeux restaient moqueurs. On souffrait beaucoup; on riait davantage. Plus que la boue dans le boyau, la bonne humeur était en nous inépuisable, car je crois bien qu'en France l'esprit et le cœur ne s'envasent jamais.

L'arbre en boule.---Après deux jours passés dans les abris d'Auchonvillers, on montait en tranchée.

Depuis si longtemps j'attendais cette première relève que mes désirs impatients et ma curiosité inquiète lui donnaient par avance les proportions d'un événement. Certes je ne l'ai point oublié !

La nuit était ce soir-là particulièrement noire, et une pluie glacée vous pénétrait jusqu'aux moelles. Quand on eut sur la route distribué pelles et pioches on s'engagea dans le boyau. C'était un trou d'ombre, où l'on ne distinguait que du bruit. Mais il était énorme : le cliquetis des armes, le choc des outils, les rires étouffés de gens qui se heurtent, le brouhaha de corps lourds s'ébrouant dans les crevasses pleines d'eau, et au fond le glouglou de la boue liquide qui, refoulée par des milliers de bottes, clapotait contre les parois du boyau.

On marchait au bruit! Tout alla bien jusqu'au boqueteau qu'on connaissait un peu. Mais quand il fallut descendre dans le ravin et remonter dans le champ, où se continuait le boyau, ce fut une aventure, dont nous serions difficilement sortis sans le secours inespéré des fusées allemandes. Elles étaient accueillies avec des soupirs unanimes de satisfaction presque reconnaissante; mais comme elles brillaient quelques secondes à peine, traversant d'une lueur d'éclair le rideau d'obscurité froide, qui derrière elles s'épaississait encore plus, les imprécations joyeuses succédaient vite aux joyeuses ovations.

Or, le second boyau ne différait du premier que par la consistance de sa boue argileuse. Mais cela seul changeait singulièrement les conditions de la marche. On ne traînait plus les souliers, mais, comme dit Flambeau, le vieux grognard de l'Aiglon :

Nous qui (dans les boyaux) exécution des trottes
Nous qui pour arracher ainsi que des carottes
Nos jambes à la boue énorme des chemins
Devions les empoigner quelque fois à deux mains !

On s'arrachait les jambes comme on pouvait. A un détour même je n'y pus parvenir. « Ben quoi, mon adjudant, c'est-y que vous piquez des betteraves ? » Mon ordonnance Georges m'interpellait en riant. Il me tira du pétrin, et l'on continua, pestant, non contre la pluie qu'on ne remarquait pas, ni contre la vase qui n'en pouvait rien, mais contre l'ennemi, vraie cause de tout le mal. « Ah! les sales boches! » c'était, dans la nuit noire le mot de ralliement.

* * *

Enfin la tranchée!

C'était un boyau comme les autres, ni plus large, ni moins vaseux, mais il était habité. Au passage des voix amies nous saluaient avec de gais reproches, l'on ripostait sur le même ton et la marche semblait moins dure.

Je devais avec ma section occuper l'extrême gauche du secteur, en liaison avec le régiment voisin. La soudure s'opérant à l'arbre en boule, ma tranchée en portait le nom. Ah! cette tranchée de l'arbre en boule! Maintenant que j'en suis sorti, je la revois avec plaisir, comme un enfant qui dort dans un vrai lit, aime à revoir son berceau. Plus d'une fois je crus alors que mon berceau serait ma tombe. Au surplus je n'y fis jamais de beaux rêves : la vase est un si mauvais drap de lit !

A l'extrémité de ma tranchée il y avait donc un arbre dont la tête feuillue était ronde comme une boule. C'était au dire de mes hommes un « aubépin » géant. Mais le géant, au lieu de nous couvrir d'une ombre protectrice, attirait sur nous la foudre des canons ennemis. Il avait fallu l'abattre. Son cadavre déchiqueté pendait lamentablement sur le sol; le vent pleurait toujours dans son feuillage, excitant dans ses branches fines des soubresauts d'agonisant. Près de lui, deux coloniaux, frappés par une bombe, étaient encore sur le terrain comme pour attester le crime de l'arbre maudit.

« Ma section occupait un front de 60 mètres. J'eus vite fait le tour du propriétaire, d'autant que dans mon quartier s'il y avait une rue, il n'y avait pas de maisons. Quelques hommes avaient ouvert dans le parapet une brèche, qu'ils recouvraient de leur toile de tente. Ils s'asseyaient là sur une poignée de paille : c'était leur abri! Pourtant dans l'angle d'un pare-éclats, on avait bâti pour le chef de section une plus somptueuse demeure. Trois pieux posés sur le sol soutenaient un toit vacillant formé de branchages, que recouvraient 20 centimètres de terre grasse. Il n'y pleuvait point; mais la boue liquide du boyau rentrait à même par la porte, et formait à l'intérieur un tapis gluant sur lequel il était assez doux de s'étendre.

J'avais de la paille pour un homme: mais quand il y en a pour un, il y en a pour deux. Nous logions trois dans mon abri, et nous étions heureux!

Le plaisir et la gêne sont tellement subjectifs! N'est-ce pas par comparaison que chacun d'ordinaire apprécie sa condition de fortune ? Le pauvre s'estime riche à côté du gueux; le bourgeois aisé souffre de coudoyer le millionnaire : l'envie est trop souvent la seule règle des moeurs. Ignorant l'art des tranchées, nous n'avions aucun désir de luxe. L'homme qui prenait la faction cédait à l'autre son trou : c'était un confort appréciable. En face d'une si grande misère ma case semblait un palais. Comme les oiseaux sur l'arbre en boule les habitants de ma tranchée étaient contents, car ils chantaient !

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CHAPITRE VI
A genoux!

Baptême du feu.---Il était écrit que ma vie de guerre suivrait toutes les étapes de ma vie humaine, en raccourcissant les distances. Après deux mois de gestation, j'étais né soldat, et même, tel Minerve, fille de Jupiter, j'étais sorti de ma caserne casqué, botté, en armes. Mais en pays chrétien ne doit-on pas, dès sa naissance, faire baptiser l'enfant? A peine déposé dans le berceau de ma tranchée, je reçus donc le baptême du feu.

Il fut administré avec une telle violence que je pensai bien en mourir. Ce soir-là, l'ennemi nous envoyait gratis ces petites dragées de 200 kilos, qu'on appelle « minnenwerfer ».

Elles sont vraiment dures à croquer! Très souvent, par la suite, j'ai subi des avalanches d'obus de tous calibres autrement redoutables. L'effet moral était moindre. Un obus vous tue sans vous prévenir, c'est mieux. Mais ces énormes bombes viennent lentement vous apporter la mort. Lancées de la tranchée voisine, vous les voyez monter en l'air jusqu'à environ deux cents mètres; puis, comme à bout de souffle, vous tomber droit sur la tête. C'est épouvantable! Sans bruit elles s'enfoncent en terre, et, après quelques secondes d'un silence mortel, elles éclatent, sourdement, lugubrement, vomissant des lèvres de leur entonnoir une bave épaisse de fumée noirâtre, mille éclats stridents, des monceaux de terre. C'est leur jeu: il est fort déplaisant !

Par bonheur, le jouet ne dura pas : il s'usait vite, et on le brisa. Comme on voyait le monstre sortir de son repaire, on put aisément à raide de morceaux de bois piqués sur la tranchée, de chez nous jalonner sa route. Sur la carte, on prolongeait les lignes et on trouvait le point de départ. Nos « 75 » avaient alors tôt fait de le réduire en miettes, et il ressuscitait lentement.

Pour ma part, je le connus peu, mais c'est lui qui me baptisa. Le ciel me réservait pour carillon de fête, non le tam-tam joyeux des balles, mais le tonnerre des minnen, car précisément ce soir-là ils tombaient tous sur ma section.

L'absolution.---Dans l'assemblée de mes fidèles soldats, je n'étais point, à la vérité, le seul catéchumène. Plusieurs, que j'avais amenés de Brest, m'avaient suivi dans la même section, et recevaient avec moi le tragique baptême.

L'un d'eux pourtant ne s'y attendait point; il perdit contenance. On l'appelait « grand-père » tant il avait l'air vieux avec sa barbiche rousse, sa face ridée, ses pas mal assurés et sa voix chevrotante. Comme il avait les souliers pleins de vase, en arrivant dans la tranchée il s'était mis pieds nus, et curait ses chaussures avec un torchon d'herbe. Tout entier à son nettoyage, il m'aperçut pas le premier minnen s'enfoncer dans le sol à deux mètres de lui. Le monstrueux éclatement le surprit comme un coup de foudre dans un ciel sans nuage. La commotion fut si violente qu'éperdu il s'enfuit, abandonnant armes et bagages. Il était vraiment drôle, notre petit vieux : son képi d'une main, un soulier dans l'autre, il s'agitait, pleurait nerveusement, poussait des cris inarticulés, barbotait dans la vase sans rien voir, ni rien entendre, soulevant au passage des accès de fou rire. Il reprit ses sens dans la section voisine, et, tout honteux, revint tranquillement à son poste.

Personne ne bougeait, mais l'effroi était général. Avec une mortelle régularité, les bombes arrivaient à quinze minutes d'intervalle. D'une bombe à l'autre, c'était bien pour nous le quart d'heure de Rabelais ! Tous mes hommes, serrés contre moi comme les poussins épouvantés sous l'aile de leur mère, me répétaient chaque fois : « Le prochain sera notre dernier! » Pour leur donner confiance, j'essayais bien de sourire et même de plaisanter, mais mon rire sonnait faux et ma voix tremblait quelque peu.

J'éprouvai cependant pour la première fois le sentiment de tranquille assurance qu'inspire au chef son rôle d'ange gardien. L'expérience me l'apprendrait mieux encore. Peut-être, si j'eusse été simple soldat, aurais-je accompagné mon vieux breton dans sa fuite. Mais la conscience de ma responsabilité non seulement me retint au poste; mais, j'en suis sûr, elle m'empêcha de voir aussi clairement que d'autres l'inévitable danger, d'entendre aussi distinctement les éclatements effroyables. Je pouvais chercher à rassurer mes hommes, ayant au cœur un sentiment de sécurité instinctif chez le protecteur à l'égard des faibles, qui se confient à lui. Personne donc ne bougeait.

Six bombes étaient venues nous visiter. Toutes s'arrêtaient au seuil de la tranchée et secouaient violemment la porte; aucune ne rentrait dedans. On eût dit qu'elles ne nous voulaient aucun mal, mais seulement nous faire peur: elles n'y réussissaient que trop !

Alors, un homme vint à moi.

« Ne pensez-vous pas, me dit-il, que cette tranchée finira bien par être notre tombe? Avant de mourir, donnez-nous l'absolution! »

Cette proposition me troubla d'abord par un sentiment confus de regret et de crainte. Tous me savaient prêtre, et tous étaient chrétiens. N'aurais-je pas dû offrir de moi-même le secours de mon ministère avant d'être sollicité? Mais par ailleurs, comment le geste sacré serait-il accueilli?

Je n'eus pas le temps d'être perplexe. D'autres, qui avaient entendu, s'écrièrent de leur poste: « A nous aussi! A nous aussi! »

---Eh bien, leur dis-je, mettez-vous à genoux et faites votre acte de contrition, je vais vous absoudre. »

Toute l'escouade s'écroula au fond de la tranchée. Je revois toujours cette scène inoubliable. Tête nue, les mains jointes, dans la vase, qui leur montait à mi-corps, ces braves gens priaient tout haut. Or, au moment où je levais la main, un minnen éclata près de nous. Mais l'homme qui prie ne saurait avoir peur. L'infernale. détonation couvrit notre voix sans fermer nos lèvres, et parmi les sifflements aigus des éclats, le tourbillon des débris, les nuages de fumée et de poudre, je bénis pour la vie éternelle les âmes de ces soldats!

On nous avait vus. Les escouades voisines me réclamèrent à leur tour. Je continuai, et bientôt toute ma section était réconfortée en Dieu. Les autres alors m'appelèrent. A la vérité, les bombes jusqu'alors les avaient épargnés; mais la mort, qui ne parvenait pas à nous atteindre, pouvait à tout instant chercher ailleurs des victimes. Comme prêtre, sans doute, je me devais à tous; mais comme chef, je ne pouvais pas quitter ma section. Qu'aurait-elle pensé en me voyant m'éloigner du poste où le danger était certain? J'avertis donc mes hommes.---« Oui, bien sûr, allez-y, on tiendra bon, maintenant ! »

Je courus vers mon capitaine. J'ignorais ses sentiments religieux, mais il était si bon qu'il ne me repousserait pas.

« Ah! que je suis content de vous revoir, mon pauvre Raymond, s'écria-t-il? Que devenez-vous dans cet enfer? Avez-vous des morts?

---Aucun, mon capitaine, et mes hommes sont admirables. Tout à l'heure ils m'ont demandé l'absolution. Ils s'en trouvent bien. D'autres aussi me réclament. Voulez-vous me permettre de les satisfaire? Je crois pouvoir répondre de toute ma section pendant cette courte absence.

---Certainement. Vous êtes prêtre, et ils croient. Le moral de la compagnie ne peut que gagner à votre ministère. Bien volontiers je vous encourage.»

Je partis. Les bombes éclataient toujours sur ma seule section. Je passai au milieu des autres. Tous s'agenouillaient, chefs et soldats, et je les bénissais. Huit fois la scène se renouvela sur un front de quatre cent mètres, puis, tranquillement, je revins chez moi.

Ma tranchée était vraiment méconnaissable. Je ne parle pas des abris, ni des parapets, mais des âmes. Elles disaient toutes leur joie d'être sauves, et des coeurs raffermis les chansons montaient aux lèvres. Tout à l'heure, un silence de mort accueillait les minnens; maintenant leur obstination même à nous épargner excitait de folles plaisanteries. On ne disait plus: « Celui-ci va tomber sur nous! » On pariait qu'il s'enterrerait devant ou derrière le boyau ou même qu'il « ferait betterave » en n'éclatant pas. Et l'on attendait joyeusement la vérification des pronostics.

Le vieux fond de belle humeur que tout Français tient en réserve était monté à la surface et s'étalait à plaisir.

Pour moi, l'émotion contenait ma joie et l'empêchait d'éclater. J'étais délicieusement heureux au fond du coeur, parce que, dans les ténèbres de cette nuit profonde, déchirée seulement par les éclairs des fusées, parmi les tonnerres effrayants des bombes, au-dessus de ces hommes prosternés dans la vase, quand j'avais levé la main et prononcé les paroles saintes, j'avais mieux vu que j'étais prêtre, et que le prêtre est Dieu!

« Le plus souvent nous sommes invisibles à nous-mêmes. Du moins, tandis que le spectacle de nos misères humaines frappe souvent nos regards, il faut un éclair dans un ciel d'orage pour nous révéler nos divines grandeurs. L'éclair déchire la nuit d'insouciance où nous rêvons presque toujours, et l'homme, reconnaissant en lui soudain l'image de Dieu, se réjouit magnifiquement. Hélas! notre demeure n'est point au Sinaï, où l'on voit Dieu parmi les éclairs et la foudre, mais dans la vallée de larmes où l'on recueille ses souvenirs en attendant d'autres clartés !... » [E. HELLO. L'homme.]

... On raconta l'affaire; on ne l'oublia plus. Et quand, six mois après, on voulut, par une décoration, perpétuer le souvenir des meilleurs faits de guerre, le colonel daigna orner ma croix de sa première étoile.

Confidences.---Ma section reçut donc ce soir-là le privilège exclusif des vingt-trois mortiers allemands. Ils ne tuèrent ni ne blessèrent personne. Un seul homme fut enterré vivant: mais on le dégagea si vite qu'il en fut quitte pour la peur. « Beaucoup de bruit, point de mal » : je pouvais en ces termes conclure mon rapport sur le bombardement.

Mais au point de vue moral, le résultat fut grand. Les bombes ouvraient à la fois et le sol et les coeurs. Et même les âmes étaient, plus que la terre, remuées profondément. Ce fut alors une explosion de confidences dont la source ne devait plus tarir. Ne savons-nous pas que, sous l'action du feu, le métal, même le plus dur, se liquéfie et s'écoule dans le creuset? Quand les âmes de mes soldats, qui n'étaient point si dures, furent jetées dans la fournaise ardente, la fusion s'opéra vite, et je devins le creuset où toute leur substance morale s'écoula sans effort.

J'étais chef et j'étais prêtre! Ce mélange, qu'une froide raison eût partout ailleurs déclaré impossible ou du moins étonnant, se constitua sans heurt ni surprise dans l'atmosphère en feu de ma tranchée. L'épreuve me transforma en conseiller, en ami, en père. Dès lors je devins, et je le suis toujours resté, le confident de tous mes hommes. Affaires de conscience, situation de famille, embarras d'argent, préoccupations domestiques: tout ce trop-plein de leurs cœurs se déversait dans le mien!

Mon taudis devenait tour à tour un cabinet d'affaires et un confessionnal. Comme je n'avais point de porte, l'entrée était libre. Elle était pourtant assiégée. Les banquettes de tir avoisinant ma case étaient les coussins de mon antichambre. Je recevais mes visiteurs accroupi sur ma paille, je leur offrais un siège de vase, et nous causions sans apprêt.

Oh! le beau temps! cette caverne enfumée et sordide était pour tant de pauvres coeurs un arsenal de joie ! Je le savais: comme j'en étais heureux! C'est si doux, si grand, si divin, d'illuminer un front, d'égayer un visage, de panser une plaie secrète, de réconforter un coeur. A certains jours il y avait dans la tranchée fangeuse de l'arbre en boule un petit coin de Paradis. Je n'en ai plus trouvé d'aussi peu confortable, ni d'aussi merveilleux !

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CHAPITRE VII
Alertes.

Un raté.---Baptisés aussi énergiquement, nous étions prêts à la lutte. On ne l'attendit pas longtemps: dès le lendemain nous devenions soutiens d'attaque.

Nos voisins de tranchée devaient à sept heures du matin s'emparer de la « grande tranchée » allemande établie à quarante mètres d'eux. Elle était minée. L'explosion serait le signal de l'assaut. Alors, deux compagnies bondiraient en avant, tandis que nous, par un feu violent de mousqueterie, nous ferions avorter tout effort de l'ennemi pour secourir le secteur attaqué. En quelques minutes l'opération bien conduite améliorerait notre position, et surtout faciliterait, pour un avenir prochain, des tentatives encore plus fructueuses.

En vérité l'entreprise paraissait fort simple, et le succès ne semblait point douteux. Aussi l'illusion transformait en spectacle attrayant cette opération meurtrière. « Pourvu seulement qu'on ait le temps de bien voir! » c'était la seule préoccupation des soldats, et ma section était la mieux placée, car ma tranchée de l'arbre en boule, contiguë au théâtre du drame, constituait une avant-scène incomparable. Aucun de mes hommes n'eût cédé sa place.

Dès six heures on était à son poste. Mon Dieu, qu'elle fut longue, cette heure d'attente! L'impatience de nos désirs allongeait les minutes, que n'abrégeait même pas la verve des spectateurs. Elle était alors très loquace.---« Ce que les Boches allaient prendre! » on les voyait sauter en l'air et on les priait par avance de « numéroter leurs abatis pour les retrouver, épars, sur le terrain ». Les autres affolés crieraient « Kamarades! »---les ferait-on « kapout » ou « pas kapout »? les avis étaient partagés.!

Au milieu d'une folle allégresse l'heure avançait pourtant. Le lieutenant du génie qui préparait la mine, saurait-il, en bon régisseur, annoncer à l'heure exacte le lever du rideau? Peu à peu un silence impressionnant envahit la tranchée. Tous les fusils allongeaient dans la plaine leur œil farouche et profond, d'où couleraient bientôt, en larmes brûlantes, un torrent de balles, quand les amorces percutées éclateraient en rires moqueurs.

---Attention! Chut! Chut!

Sept heures! Gare la mine !

---Pfuit! Pfuit! Ce fut tout! Au lieu du tonnerre, un cri d'alouette. La mine avait raté!

Le désappointement fut immense et les murmures sans fin. Ah! les soldats du génie! Leurs oreilles durent tinter de longues heures! ce jour-là. Par leur faute, disait-on, la mine était éventée, et l'opération compromise. On leur en voulait surtout de notre déception. Dans la tranchée d'attaque elle était extrême. Les hommes qui depuis la veille se préparaient à l'assaut, qui dès avant le jour s'étaient massés dans le boyau d'accès, qui à sept heures étaient prêts à bondir, s'en retournaient au cantonnement tète basse, et dépités. Ils disaient tout haut leur mécontentement, que les chefs eux-mêmes partageaient.

Mais ceux-ci, mieux renseignés, ne s'en prenaient pas au génie. « Croiriez-vous, disait le lendemain à notre table, le capitaine qui dirigeait l'assaut, croiriez-vous que le lieutenant du génie avait formellement déclaré au général qu'il lui était absolument impossible de charger la mine en si peu de temps. Il avait dû s'exécuter. Ces malheureux ont travaillé deux jours sans une minute d'arrêt et sans espoir d'aboutir. Moi j'ai reçu l'ordre de chauffer mes hommes. Ils étaient décidés, c'était admirable. Or tout rate. Le général a dit qu'on recommencerait dans trois jours. Vous pensez bien que je rengaîne tous mes discours. Advienne que pourra! » Ne vous semble-t-il pas, ajouta-t-il, qu'une tentative ainsi vouée à l'échec est un acte de criminelle imprudence?

En tout cas elle était l'indice d'une bien courte psychologie. La déception est toujours funeste. Elle énerve les ressorts de la volonté, elle débilite les forces physiques. Mais en guerre elle fait plus, elle tue le soldat. C'est un homicide moral. Le soldat trompé est mort pour le combat. Il songe peut-être encore à son salut, il ne veut plus du sacrifice. Il perd la confiance en ses chefs et même la foi en sa propre valeur. C'est surtout vrai dans l'armée française.

Pensait-il, notre général, que sa mine avortée n'avait fait que laisser intacte la tranchée allemande? Il se trompait : elle avait bouleversé moralement la nôtre. Ce n'était pas une victoire retardée, c'était déjà une défaite. Rien ne pouvait mieux démontrer quel facteur du succès est le moral des troupes. A la guerre ce ne sont plus les fusils qu'il faut compter, mais les âmes.

Ce général savait-il compter? Plusieurs en doutèrent à partir de ce jour.

Attaque.---L'attaque avortée eut lieu cinq jours après.

Je veux en retracer le plan il nous parut alors merveilleusement conçu ; l'inexpérience qu'il dénote est à peine croyable aujourd'hui. L'objectif restait le même; l'heure et le signal de l'assaut n'étaient pas modifiés. Mais comme, sans doute, on ne pouvait plus opérer par surprise, on résolut de tromper l'adversaire. A sept heures moins dix le 75 se tairait pour laisser le champ libre aux troupes d'assaut. A sept heures la mine exploserait. Alors, dans toute la tranchée française, on crierait : « En avant! » et la fusillade crépiterait, tandis que les assaillants, profitant de l'émoi général, accompliraient leur tâche.

C'était le programme: en voici la réalisation.

Je dois à la vérité de dire, avant tout, que l'enthousiasme ne régnait pas chez nous au matin de l'attaque.---« Pour sûr, la mine allait encore rater! »---« Et puis, hurler sur place, ç'en était une trouvaille! »

Ainsi pensait-on jusqu'à sept heures moins vingt. Mais quand subitement le 75 fit rage, et que les rafales d'obus labourèrent les parapets ennemis, ce fut partout un revirement inespéré. Quels grands enfants ces soldats de France! Leurs rires éclataient plus haut que les obus, et leurs regards fouillaient plus cruellement qu'eux la tranchée allemande.

Soudain le vacarme s'apaisa, et le silence fut énorme!

Personne ne doutait plus que la mine n'éclatât---elle devait être si impatiente! Cette fois on y était, ce serait beau, inoubliable: un rêve d'attaque!

A sept heures précises, en effet, l'explosion gronda, terrible et foudroyante. Aussitôt les rires, les cris, les fusils partirent tout seuls.---« En avant! En avant! » on hurlait à mort, et les balles joyeuses s'envolaient en ouragan porter aux Boches la nouvelle.

Cela aussi dura dix minutes, puis, tout s'apaisa... 200 cadavres français s'entassaient au bord de la mine, et la « Grande Tranchée » restait à l'ennemi...

Le programme avait été parfaitement rempli sauf la dernière phase. Que s'était-il donc passé?

Le dernier des soldats sait aujourd'hui par expérience que tout était illusion dans ce plan de combat. Demander au petit 75 de détruire une tranchée, alors qu'il ose à peine, par une touche légère, la baiser aux lèvres de ses parapets! C'était déjà bien mal le connaître. Mais croire qu'en dix minutes, il aurait tout détruit, c'était de la pure chimère. Du reste les habitants de la tranchée adverse auraient été tous massacrés sur l'heure, qu'on laissait à l'ennemi dix minutes pour les remplacer! Il dut les mettre à profit. De fait quand nos malheureuses troupes s'élancèrent hors de leur tranchée, elles n'eurent pas le loisir de faire la moitié du chemin. Evidemment l'on comptait sur la mine pour achever la destruction. Hélas! elle était trop courte. L'entonnoir s'ouvrit devant les fils de fer allemands. La tranchée resta intacte. L'échec était complet.

Or, tout l'hiver 1914-15 le programme et le résultat de ces petites attaques furent le plus souvent ceux que je viens de dire.

Et l'on ose soutenir que notre état-major était depuis longtemps prêt à cette guerre! Il n'en savait même pas les rudiments. Entre cette attaque de Beaumont-Hamel en décembre 1914 et celle des Anglais au même lieu en novembre 1916 il a fait son stage scolaire. Ses étapes d'instruction ne furent pas toujours glorieuses, mais grâce à de persévérants efforts l'épreuve finale sera un triomphe. Or, notre victoire suprême n'aura point à rougir de sa naissance pénible ni de son enfance malheureuse. L'homme est-il fait pour vivre comme les taupes? Et peut-on reprocher à l'honnête homme de ne pas savoir aussi bien que le malfaiteur vivre à l'aise dans une caverne? Les yeux purs aiment la lumière; il leur faut du temps pour s'habituer aux ténèbres. Si notre victoire a mis deux ans pour s'y faire, tant mieux : c'est à son honneur! Elle a végété dans la boue; plus tard, elle s'est nourrie de sang. A l'époque de sa maturité, elle sera plus forte et plus belle!

Un chou!---On restait alors quatre jours en première ligne, puis on descendait au repos. Deux fois, j'avais goûté les joies de la relève sans apercevoir l'ombre d'un casque à pointe. On s'énerve à sentir près de soi un ennemi invisible et souvent l'on serait tenté d'imprudence pour faire sortir le loup du bois.

Nous savions pourtant que de hardies patrouilles s'aventuraient jusqu'à nos fils de fer; et j'avais hâte de les rencontrer. Le premier soir de mon troisième séjour l'occasion parut s'offrir.

J'étais de ronde dans la tranchée, causant avec mes sentinelles, quand un homme vint me dire, essoufflé :

« Mon adjudant! un Boche!

---Où çà, lui dis-je.

---Là, là, voyez-vous? Il est accroupi près de nos réseaux Brun. On a tiré, il s'est penché, comme pour laisser passer la balle, et il continue ».

De fait, je distinguai nettement le profil d'une forme massive, dont on pouvait, au surplus, remarquer les gestes saccadés.

« Ça, c'est trop fort! Passe-moi ton fusil. »

J'étais un tireur médiocre; mais à cinquante mètres on peut tout de même abattre son homme Je tirai. Rien! Je tirai encore. Rien! La forme s'agitait toujours.

« Si l'on essayait de le prendre, dit quelqu'un.

---Bonne idée, répondis-je; essayons !»

En réalité j'étais plus ému que je ne semblais l'être. On peut monter à l'assaut vaillamment et manquer de cœur à la patrouille. J'étais encore si novice! J'avais besoin de renfort. J'allai donc quérir l'officier de ronde. Il regarda longuement sans mot dire : puis, d'un ton décidé :

« C'est un vrai Boche » déclara-t-il. Or il avait de bons yeux. Il ajouta, ayant aussi bon coeur;

« Qui veut venir à la pêche? »

Les volontaires ne manquent point, quand le chef marche le premier. Il n'accepta qu'un sergent.

A chaque extrémité de la tranchée, ils franchirent le talus pour se rencontrer derrière l'homme. Rampant dans la vase parmi les betteraves, ils ne se laissaient point voir: mais nos yeux attentifs les devinaient.

Tout à coup, presque ensemble, ils se redressèrent d'un bond et saisirent à la gorge le fantôme immobile. Puis on les vit se remettre à plat ventre, et reprendre invisiblement la direction de nos tranchées.

Avec quelle joie et quelle impatience nous attendîmes leur retour! On prônait leur courage on admirait leur savoir-faire, on enviait leur succès. En somme, il avait été facile. C'était peut-être un Alsacien qui se rendait. Le régiment voisin en accueillait toutes les nuits. En tout cas, nous allions voir un Boche, et l'on aurait son petit souvenir!

Nos vainqueurs, cependant, dévalaient le talus.

« Eh bien? criai-je de loin; amenez-nous donc le « prisonnier » !

Riant aux larmes, ils nous l'apportèrent:

C'était un chou!

Tout de même, on aurait dû les décorer!

Patrouilles de betteraves!---Je crois bien que pour défendre une tranchée, cinq rangs de betteraves valent un réseau de fils de fer. Jamais on n'aurait pu soupçonner chez ces petites plantes d'allure si bénigne tant d'instinct combattif. Leurs feuilles gluantes se transforment vite la nuit en un trottoir roulant sur lequel on glisse, on chancelle, on culbute sans effort. Veut-on ramper parmi les betteraves? Elles dressent devant les coudes leurs têtes invisibles et dures, qui vous meurtrissent sans pitié, et bientôt vous arrêtent. Il faut être brave toujours pour patrouiller; mais pour le faire dans un champ de betteraves, il faut être un héros!

Elles sont parfois plus traîtresses encore.

Un soir, nous dînions cinq dans l'abri du capitaine. La nuit était profonde et calme; rien ne troublait la gaîté de notre repas. Certes, n'eût été le lieu, des hôtes n'eussent point deviné que nous étions en guerre à cent mètres de l'ennemi. Survint un de mes sergents qui troubla la fête. Il souleva la méchante couverture qui nous servait de porte, et balbutia, tremblant :

« Mon... Mon... Capitaine! on sait pas ce qu'il y a dans nos fils de fer!

---Mais, moi non plus », dit le capitaine.

Nos rires unanimes approuvèrent sa réponse. Cependant, comme le pauvre diable, dont nous connaissions le courage, restait cloué sur place, un officier reprit :

---On y va, mon vieux; n't'en fais pas! »

Nous sortîmes ensemble; et, conduits par notre sergent, nous fûmes bientôt à l'endroit suspect. Dans la tranchée, tous nos hommes étaient sur pied, le fusil au créneau, prêts à l'attaque.

« Là, mon lieutenant, regardez ! »

L'inspection ne fut pas longue. Il était bien aisé de voir des profils de têtes casquées blottis contre nos fils de fer. On coupait nos réseaux, sans doute, car le fer grinçait.

« C'est des betteraves, dit l'officier.

---Mais non, mon lieutenant. Tenez, en voilà par ici. Vous voyez bien la différence! »

En effet, elle était fort sensible et la conclusion s'imposait.

« Si qu'on les empoignait? demandèrent quelques hommes.

---Mais ils sont au moins dix. Faisons mieux. On va les surprendre avec le projecteur. Une fois découverts, il faudra bien qu'ils se rendent!

Pour une tranchée de quatre cents mètres, on avait un seul projecteur à l'acétylène : un phare d'automobile. On l'alluma dans notre abri; on le recouvrit d'une veste pour le démasquer sur le talus seulement. Ce ne fut pas une petite opération. Nous, serrés près du capitaine, nous aidions la manœuvre.

Les sentinelles épaulaient déjà leur fusil sur le parapet en cas de fuite de la patrouille. Au milieu d'un silence redoutable, on éleva le phare au-dessus de la tranchée; puis, brusquement, le voile tomba.

Alors, on vit des betteraves plus feuillues et plus grosses que les voisines, dodeliner de la tête contre nos réseaux barbelés. Sous la poussée du vent, elles avaient l'air de se tordre de rire en face de notre émoi. Ce crime méritait un châtiment exemplaire. Trois hommes grimpèrent sur le champ et décapitèrent les coupables.

C'est ainsi qu'une compagnie entière vainquit une patrouille de betteraves.

Plus d'une fois dans ma vie de guerre, j'ai connu de ces fausses alertes, qui nécessitent plus que les vraies de l'audace et du sang-froid.

J'aimais bien, alors, avec mes hommes tirer la morale de l'histoire, et je leur disais:

« Sur le chemin de l'Eglise qu'est-ce qui vous arrête souvent? L'opinion d'un chou, le rire de quelques betteraves! Vous avez peur! Vous ne savez pas! Allez donc voir toujours. Ah! si vous aviez le courage de saisir à la gorge le respect humain, si vous saviez projeter sur le champ ennemi la lumière de votre foi, vous rougiriez d'abord, et vous ririez de vos craintes. Voulez-vous suivre en paix votre route divine ? Croyez-moi! Un beau jour, décidez-vous donc à casser ce trognon de chou, à décapiter ces betteraves; et dans la tranchée de votre âme, ce sera pour longtemps le repos et la joie. Pourquoi s'épuiser à lutter contre des fantômes? Les vrais Boches sont assez nombreux, perfides et redoutables qui, dans le champ clos de la vie spirituelle, mènent inlassablement pour l'enjeu de notre âme une guerre à mort contre Dieu! »

.


CHAPITRE VIII
Décembre.

En popote.---Sans doute mon baptême du feu avait été valide, car j'étais réputé poilu. Un sous-lieutenant de la compagnie s'en autorisa pour dire un jour au capitaine : « Si nous prenions l'adjudant à notre popote? A cause de son caractère, ce serait mieux de le sortir du rang. Du reste, un de ces jours, il va devenir officier! »

Le règlement était formel: la popote des officiers devait être exclusive. Mais l'exception confirme la règle. Mon capitaine dit simplement: « Volontiers! » Ce fut mon passeport. J'en profitai aussitôt et jusqu'à mon dernier jour. Or, parmi mes souvenirs de guerre, je n'en connais pas de plus doux. Il est bon, dit l'Ecriture, pour des frères, de vivre ensemble; là, c'était pleinement vrai.

Pourtant, nul convive de ma popote ne ressemblait aux autres, ni par le caractère, ni par la condition sociale, ni par les opinions; mais à table, il n'y eut jamais que des frères, et ce n'est pas assez dire.

Je veux nommer surtout le plus jeune des officiers, Raoul B. . Je ne trouverai pas sur ma route une affection plus spontanée, plus absolue, plus constante; et je crois que je la lui rendais. Un an de cette amitié cimentée dans la vase et plus tard dans le sang, est capable de réjouir une vie!

C'était un enfant de troupe. On pouvait presque dire que sa robe de baptême fut une capote de pioupiou. Mais il n'avait pas du soldat que l'habit. Il en avait le coeur et l'âme; et les passions et les vertus. Or, comme sa pensée, sa parole était franche et libre; car c'était un

Français de France. On devine aisément que ses propos de table durent au premier abord résonner étrangement aux oreilles d'un moine. Mais ils étaient assaisonnés de tant d'esprit, et d'humeur joyeuse, que l'accoutumance viendrait vite. Et tant de traits nous étaient communs, Un soldat à la guerre, mais c'est presque un moine; j'aurai l'occasion de le mieux dire plus tard. L'amitié acheva la ressemblance, et nos coeurs se reconnurent pour frères. Dès lors, dans le creuset d'une affection vive, nous jetions tout à pleines mains : nos sentiments et nos désirs, nos douleurs et nos joies. Rien ne put les séparer. J'aimais Raoul, et il m'aimait bien. Son nom, plus d'une fois, reviendra sous ma plume.

Notre capitaine était à la popote simplement notre frère aîné. Nous discutions librement les ordres. Il n'exigeait pas, il sollicitait, et il obtenait davantage. Pour lui faire plaisir, rien ne nous eût coûté. Il le savait et ne nous ménageait pas sa confiance. Il était jeune aussi, et d'humeur gaie. Au surplus, sa parole ne manquait point de finesse, ni de distinction : et l'urbanité de ses manières n'était qu'un reflet de son aimable douceur.

Aussi dès le premier jour, ce fut, entre nous trois, une cordialité de rapports qui ne se refroidit jamais : nos voix s'accordaient comme nos cœurs; et les hôtes de passage prenaient volontiers le ton. Bientôt, le parfum familial qui s'exhalait de la popote, transpira dans le régiment!

* * *

A la vérité elle n'en dégageait point d'autre. Quelle pauvre installation et quelle pauvre cuisine, dans ces tranchées de l'arbre en boule !

D'ordinaire nous étions cinq à table et l'abri du capitaine nous servait de salle à manger. Comme dans le monde chic, on dînait là par petites tables: qui sur une caisse de cartouches, qui sur le lit, qui sur ses genoux. Il y avait même une vraie table, réformée parce qu'il lui manquait une jambe: on y mettait deux couverts; et tout le monde se trouvait logé.

Au soir notre éclairage était parfois luxueux. On allumait jusqu'à trois bougies : l'une était nichée dans le mur; une autre suspendue par un fil de fer au-dessus du lit; la troisième posée sur la table dans le goulot d'une bouteille.

Comme chaque jour nous recevions plusieurs journaux nous pouvions, à tous les repas, renouveler les nappes, et, on ne les ménageait point. Les habitués du restaurant avaient aussi leur serviette, avec pour rouleau un anneau de jonc ou une ceinture d'obus.

La vaisselle était parfaitement assortie. Et même si sa légèreté n'eût pas trahi l'aluminium, on eût pu la croire d'argent. Du moins à défaut de titre elle valait par sa solidité à toute épreuve. Or, les épreuves ne lui manquaient point : témoins les bosses et les creux multiples, qui faisaient ressembler le fond de nos assiettes à la maquette d'un champ labouré d'obus de tous calibres.

En somme, tout était primitif; mais rien ne manquait. Si notre service était pauvre, il avait la prétention d'être toujours propre; car, sur ce chapitre, nous étions intraitables.

J'ai souvent été fort surpris de constater que les circonstances extérieures font naître des appétits contraires. En vivant, en dormant dans la vase, nos instincts de propreté s'exaspéraient, pour ainsi dire, et s'ils se montraient à table particulièrement exigeants, ils savaient commander ailleurs. Nos ordonnances, chaque matin, devaient cirer nos bottes, et brosser nos habits; or, nous n'avions pas quitté la paille que nous étions couvert de boue. Etre propres au moins quelques heures, c'était un besoin, et c'était un repos.

Il me semble que cet instinct est noble. Les âmes viles habitent volontiers des corps malpropres, tandis que même au sein de la misère, l'âme élevée ne se vautre pas. La propreté est la richesse du pauvre qui conserve sa dignité; il l'abandonne pour devenir gueux !

Dans le monde surnaturel, n'est-ce pas aussi vrai? Qui peut montrer des vêtements toujours propres? Nous pataugeons tous dans la boue. Or, précisément, je crois reconnaître les justes à leur instinct de propreté. Celui qui, le matin, aime à se revêtir de sentiments purs, qui s'assoit pur à la table de Dieu, qui gémit d'être sale et voudrait toujours être beau; le voilà, le Saint! Celui qui se plait dans la fange du péché, ou qui n'en souffre pas, c'est un gueux!

Mais revenons à la popote.

Pendant qu'on s'installait à table, nos ordonnances, dans un angle de l'abri, réchauffaient les plats. Il faut avoir vécu dans ce temps de misère pour apprécier une soupe chaude. Quand on voyait nos hommes casser dans leurs marmites une croûte de graisse froide pour trouver le bouillon tiédi, détacher avec peine leur morceau de viande du rata changé en mortier; comme on aimait à entendre sur notre réchaud les glouglous des sauces fumantes! Au reste, je dois le dire, c'était surtout par sa chaleur que notre cuisine excellait. Elle n'était alors ni fort abondante, ni très savoureuse; mais quand on a froid et quand on a faim, une soupe chaude est si bonne !

Du moins nous étions gais à table; au dehors, c'était la guerre: les obus et la vase, et les Boches, et les poux:---là, c'était l'heure brève de la paix. Il fallait un bombardement prolongé et violent pour interrompre notre repas. On le reprenait vite, et il se prolongeait volontiers. Chacun sentait peut-être qu'en se levant de table, le rêve prendrait fin devant l'horrible réalité. Or, on a tant besoin d'illusion à la guerre! Dans cet abri sordide on dévorait à table les illusions d'une vie douce. En buvant l'oubli, nous étions heureux!

Va-nu-pieds!---Décembre est l'ennemi du pauvre. Le ciel et la terre s'acharnent contre lui, trouvant plaisir à lui faire sentir sa misère. La charité elle-même se refroidit: il y a de la glace dans les bourses et dans les cœurs. On dirait que, pour s'entr'ouvrir, les âmes comme les fleurs ont besoin d'un rayon de soleil.

Or, cet hiver 1914 fut impitoyable au pauvre soldat. Quand il nous livra ses premiers assauts, il triompha sans résistance. Toute victoire doit se préparer, même celle de la charité. La nôtre, imprévoyante, fut aussitôt mise en déroute; et nous dûmes attendre de longs mois ses secours efficaces.

Si je veux peindre d'un seul coup notre portrait de miséreux, je dirai, sans crainte de retouche, que nous étions des va-nu-pieds gagnant leur vie comme portefaix.

* * *

Quel dur métier que le nôtre dans les tranchées de l'arbre en boule! L'excès même de notre détresse nous imposait ce travail de forçats. Rien ne nous protégeait contre l'ennemi sur le terrain, contre la vase dans les boyaux, contre les injures de l'hiver en tranchée. Il fallait au plus tôt de quoi s'abriter, de quoi se défendre. Pour l'acquérir, nous devînmes tous, officiers et soldats, des serfs corvéables à merci. Mais parce qu'on accepte un fardeau nécessaire, on ne laisse pas pour autant d'en sentir le poids.

Il était écrasant! Jour et nuit nos équipes de travailleurs cheminaient à travers les boyaux bourbeux et défoncés, transportant---au prix de quelles fatigues---des rouleaux de fils barbelés, des cartouches, des briques, des planches, des tôles, des claies et des gabions. Les chefs ne portaient rien, mais ils faisaient la route; et c'était là la vraie corvée. Tous nos matériaux se trouvaient à deux kilomètres; or, dans l'état de nos boyaux, c'était une distance effrayante. On la parcourait pour apporter quatre briques; on retournait pour en chercher quatre autres, et on était épuisé.

Changer de travail, c'est se reposer un peu. Le portefaix exténué de fatigue, devenait un cantonnier plein d'ardeur, un entrepreneur diligent. Ainsi la tranchée était jour et nuit un chantier actif et silencieux. On avait du coeur à l'ouvrage, et l'ouvrage n'avançait pas: le ciel travaillait contre nous.

Il avait tôt fait de démolir ce qu'à grand'peine nous avions édifié. Une averse et une gelée comblaient les abris, renversaient les parapets, enfouissaient les briques, éventraient les boyaux. Le soleil ne manquait point alors de venir contempler nos ruines du regard moqueur de ses froids rayons; mais nous, héroïquement inlassables, nous recommencions.

Le temps était encore loin où l'unique corvée du jour serait un service de voirie; où les hommes se diraient l'un à l'autre: « Passe-moi le balai, ça m'occuperai » La vase à cette heure les occupait bien, et dans leur métier de misère ils ne connaissaient point le repos !

* * *

Pourtant les heures de corvée n'étaient pas les plus dures. Si intraitable qu'il fût, l'hiver permettait au travail de nous assister d'une double aumône : il réchauffait les membres, il distrayait l'esprit.

Les hommes au repos étaient moins fortunés. Où se reposer, du reste, quand on n'a ni feu ni lieu? Nos tanières, le plus souvent, n'hébergeaient que la moitié de leurs hôtes: les jambes restaient dehors. C'était un meuble encombrant que le propriétaire n'acceptait pas chez lui. La tête cruellement égoïste se réservait parfois tout l'abri; et, pourvu qu'en levant les yeux on aperçut un toit, on se désintéressait du reste.

S'il n'eût pas révélé trop de souffrances, le spectacle de ces jambes pendant hors des trous eût excité de fous rires. Les unes gisaient mélancoliques, inertes, d'autres s'agitaient frénétiquement dans la vase comme pour protester contre leur sort injuste, ou mieux pour se réchauffer à leur compte. De quels mauvais tours ces pauvres pieds n'étaient-ils pas victimes! Des hommes et des choses ils étaient les souffre-douleurs. L'hiver surtout leur faisait endurer ses pires plaisanteries : elles allèrent quelquefois trop loin, quand par exemple il les gelait sans pitié.

Quelques-uns savaient donner au froid la réplique. Le soir on quittait ses souliers, on les essuyait bien avec un torchon d'herbe et on mettait dedans sa bougie allumée. C'était simple, rapide et efficace. Quand, après quelques minutes, on fourrait ses pieds transis de froid dans ces bottes brûlantes, mon Dieu! quels doux frissons de chaleur l'on éprouvait par tout le corps! On pouvait, à son tour, rire de la bise glacée.

Elle se vengeait sur la toiture. L'hiver, en rôdant autour de nos abris, avait bien remarqué le défaut de leur cuirasse. Ne pouvant enfoncer les portes absentes, il s'attaquait au toit, le secouait, le lézardait, le minait sourdement et trop aisément le traversait enfin. Mais on ne se déclarait pas vaincu par la boue, la pluie ou le vent. Avec une toile de tente on improvisait en deux minutes un superbe plafond. Chez moi, je mettais mon sabre au milieu pour canaliser les eaux. Elles tombaient entre les dormeurs, éclaboussaient leurs jambes, mais pour si peu ne les réveillaient point; car, blottis l'un contre l'autre dans la même couverture, ils formaient un bloc que rien ne désagrégeait; même dans le sommeil, l'union fait la force.

* * *

Si du moins dans ce nid sans duvet l'oiseau avait eu des plumes! Mais les habits valaient la maison. Sans doute la misère a sa logique aussi: logés comme des va-nu-pieds, nous étions vêtus à leur mode.

Dans le monde il arrive que des dehors cossus cachent des dessous misérables; on trouve même parfois le contraire. Quant à nous, en tranchée notre toilette n'était point hypocrite : dessus et dessous nous étions vêtus de misère! A vrai dire, quand on porte sur le dos toute sa garde-robe, elle n'est jamais surabondante; la nôtre cependant était trop modeste.

Au rayon des rechanges beaucoup ne possédaient rien. C'était la pire détresse; car, à porter son linge des semaines durant, on le transforme en cilice. Quand nos hommes se plaignaient, les officiers, ne pouvant rien leur donner, répondaient avec le règlement:

---Pourquoi votre fourniment n'est-il pas au complet?

---On avait perdu; on avait usé !

---Alors, débrouillez-vous !

Dans la vie militaire française il y a peu de termes aussi familiers. Débrouillez-vous! C'est la formule de tous les ordres, que le règlement ne prévoit pas; c'est le moyen universel qu'indique le chef aux abois; c'est pratiquement la solution infaillible de toute difficulté. Car, ce qui parait incroyable et serait ailleurs impossible, c'est qu'une telle formule est chez nous parfaitement comprise et ce moyen fructueusement employé.

Le soldat qui n'a plus qu'à se débrouiller se débrouille; et en se débrouillant il trouve, Dieu sait où, mais toujours à temps les provisions réglementaires. Quand plus tard l'intendance se montra prodigue, le troupier débrouillard sut à merveille l'exploiter sans encombrer son sac. Mais en décembre s'il se débrouillait, c'était avec rien!

Il fallait voir ces reprises aux capotes, ces pièces aux pantalons! Dans nos travaux de couture le fil de fer et la ficelle étaient nos meilleures ressources. On savait grâce à eux fermer les lèvres d'une déchirure, fixer les boutonnières, allonger les courroies. Et comme chez un Français la coquetterie ne perd jamais ses droits, on avait toujours soin d'ajuster ses haillons, d'échancrer régulièrement les franges des capotes, de conserver un seul rang de boutons, de maintenir entre toutes les manches une parfaite symétrie. Quel spectacle on offrait les jours de revue! C'était à faire rire et pleurer.

* * *

Si les habits étaient en loques, les chaussures valaient encore moins. Pauvres gens! Et ils avaient le cœur d'en plaisanter. Chaque jour j'entendais dire :

---« Voyez, mon Adjudant, mes godillots rigolent! »

« Mon talon vient de déserter! »

« Je me suis payé des bottines de noce. Depuis que ma semelle est dépointée mes souliers chantent : couic, couic : c'est très chic! »

Il me souvient qu'au soir de la première relève un de mes hommes, très sérieusement, me dit :

---« Mon Adjudant, je viens de faire l'appel de mes souliers : il manque une semelle. On allait trop vite; elle est restée dans le boyau. J'sais pas trop si elle rejoindra! »

On recevait pourtant des chaussures : des souliers de cuir en carton véritable avec des montants en toile! Quelles bottes pour nos chemins de boue! Et nos braves gens marchaient quand même, va-nu-pieds héroïques !

D'aucuns se débrouillaient. Ce que l'intendance ne leur donnait pas, ils s'en allaient la nuit le demander aux morts. L'arsenal des cadavres était bien approvisionné. On y trouvait des sacs, du linge et des chaussures, des fusils et des munitions. C'était une honte d'aller en patrouille et de revenir les mains vides. Les Allemands surtout étaient très généreux (je parle des morts). Ils fournissaient à très bon compte des bottes inusables. Elles n'étaient pas toujours faites sur mesure; mais d'un cheval donné on ne compte pas les dents. Une paire de ces bottes, c'était un trésor. Les amateurs ne manquaient pas, mais les acquéreurs n'étaient pas légion : tant il est vrai que partout il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus !---Quand un homme tombait chez nous, on héritait aussi de ses meilleures frusques; et Dieu merci, dans notre famille on savait partager à l'amiable. Les plus pauvres touchaient le gros lot, et tous y consentaient d'avance.

C'est ainsi qu'aux dépens des morts on pouvait se meubler à neuf. De fait la morgue n'est-elle pas toujours le vrai magasin des gueux?

Arsenal de tranchée.---Après tout la tranchée n'est pas une garnison, mais un champ de bataille. Le soldat n'a pas à réclamer du confort pour bien vivre, mais des munitions pour combattre. Notre pauvre tranchée était-elle donc au moins un arsenal de guerre bien approvisionné ?

Là encore c'était la détresse; et même je dois dire contre toute vraisemblance que la tranchée française devint un riche magasin de vivres et d'équipements beaucoup plus tôt qu'un arsenal médiocre.

---J'ai déjà noté à propos de relève que les fusées allemandes éclairaient notre marche. L'ennemi n'en était pas chiche. Elles nous émerveillaient. Quel lumineux sillon d'argent elles ouvraient dans le champ de la nuit! Leur envol léger nous surprenait d'abord; puis elles éblouissaient le regard par leur clarté resplendissante; mais à notre gré, elles s'éteignaient trop vite. Le feu d'artifice était si beau! On eût dit que leur passage rapide était une course à la mort, tant le sillage de lumière était vite recouvert par les flots profonds des ténèbres, où les étincelles pétillantes avaient hâte de s'engloutir.

Contre les surprises des patrouilles il est souvent nécessaire d'illuminer le terrain dans cette guerre de tranchée. Les Allemands firent pendant des mois tous les frais d'éclairage, parce que seuls ils en avaient les moyens. Nous avions, nous, un projecteur; mais dans la famille des fusées c'était un parent pauvre, qu'on avait honte de sortir; et le phare d'automobile restait toujours au garage. On se reposait entièrement sur l'ennemi du soin de la lumière; et quand il cessait plusieurs heures de lancer une fusée, on s'inquiétait de ses intentions.

C'est qu'il pouvait, lui, utiliser les ténèbres dans un but d'agression. Le premier soir que je fus en tranchée la compagnie voisine compta plusieurs blessés. Je me rappelle notre émoi, non par suite de ce malheur, mais pour l'expliquer. On n'avait pas tiré. On n'avait pas reçu d'obus. Alors? On parlait de bombe à main. Qu'était-ce au juste? Une invention diabolique de ces boches maudits : personne n'en savait plus long.

Des mois devaient encore se passer, avant que de chez nous on lançât des grenades. En décembre 1914 nos hommes n'en connaissaient pas tous le nom.

Je me rappelle, pour être complet, ces terribles « minnen », dont nous autres nous n'avions pas l'idée. L'ennemi devait attendre six mois encore la réponse de nos crapouillots. Il est vrai qu'il n'a rien perdu pour attendre; mais en ce temps-là il était seul à causer. Nous n'avions que nos cartouches, et on ne les gaspillait pas !

En vérité nous étions donc sur toutes les faces des miséreux.

Rayons de soleil!---Le tableau est bien sombre, que je viens d'exposer. Je n'ai point épaissi les ombres mais je n'ai pas encore montré qu'elles étaient lumineuses et chaudes C'était vrai pourtant, car un triple rayon de soleil les traversait sans déclin.

Une FOI ardente nous animait tous. Sous les assauts de la misère elle poussait en nos âmes des racines profondes, qui céderaient plus facilement aux caresses de la fortune. Elle était alors intransigeante comme la vérité. La justice de notre cause, le culte de la France, l'union sacrée dans le combat, le mérite de nos chefs, la valeur de nos troupes, et le triomphe final : c'étaient les dogmes de notre patriotique credo. On les formulait à toute heure en anathèmes contre l'ennemi; et quiconque en eût douté, aurait été excommunié. Ce symbole avait aussi des mystères, mais on ne les discutait pas. La guerre avait fait ce miracle de convertir à la Patrie tous les esprits et tous les coeurs.

La plupart de nos hommes étant Vendéens ou Bretons, la foi religieuse divinisait leurs sentiments. La France prenait à leurs yeux la figure, le geste, l'accent de Dieu même; el-le en avait donc la puissance, elle en posséderait le succès.

A cause de cette foi chrétienne et patriotique sous les haillons de la misère battaient des coeurs de héros, vibraient des âmes de martyrs.

Quelques mois auparavant, plusieurs de ces .hommes péroraient au café du village pour la paix contre la Patrie, pour le droit contre le devoir, pour la pensée libre contre Dieu. Ils ne s'en souvenaient plus : puissent-ils ne s'en ressouvenir jamais !

Sur la tranchée pleine de foi luisait toujours l'ESPÉRANCE! Lennemi avait beau multiplier les témoignages de sa supériorité alors indiscutable, l'espoir en nous répondait inlassablement : « On les aura! » Ce cri partait du cœur. Il était réellement sublime, car le présent n'offrait pour arrhes à l'espérance que des douleurs. Elle était pourtant invincible. Or comme elle nous fait vivre par avance dans l'avenir, et qu'il paraissait radieux, on s'évadait de la misère actuelle, et l'on ne se sentait plus malheureux. Difficilement aujourd'hui l'on s'imaginerait la bonne humeur et la franche gaieté qui régnaient alors chez nous. Comme des enfants l'on s'amusait de tout: de la vase, de la neige, de la pluie et du froid, des obus qu'on recevait, de ceux qu'on lançait surtout.

Et chacun sentait pleinement que notre joie n'était point illusoire. Notre force croissante et le secours de Dieu étaient pour notre espérance des fondements indestructibles que le temps, loin de les ébranler, assoirait toujours plus.

Mais le plus clair et le plus chaud rayon avait pour foyer le cœur : c'était la CHARITÉ. On disait des premiers chrétiens: « Voyez donc, comme ils s'aiment! » C'était aussi vrai de nous. Sans compromettre le tableau d'ensemble que je veux présenter un jour, je dois en tracer quelque ébauche : notre amour fraternel était déjà si beau, si profond et si doux !

Vraiment dans la tranchée on respirait l'amour. Il s'exhalait en confiance mutuelle, en dévouement spontané, en universelle sympathie. L'intimité régnait entre nous à tel point que les cœurs étaient des livres ouverts où chacun pouvait lire les secrets de tous !

On eût pu croire que l'égoïsme avait sombré dans la vase, et que la tranchée était son tombeau. Quand je recevais, pour les distribuer à ma section, quelques rares habits, des pipes, des provisions diverses, jamais (et je dois souligner le mot) je ne surpris alors parmi nos hommes un mouvement d'envie, un mot de déception. On me désignait les plus nécessiteux, les autres savaient attendre. Je n'ai jamais vu ailleurs un si complet oubli de soi.

On se dévoue toujours comme l'on aime.

J'ose dire que le dévouement semblait être un besoin, tant il était naturel, absolu, constant. On savait rendre des services; on savait même en demander: ce qui est plus rare. Que la corvée ou la faction parussent un jour trop lourdes, vous trouviez dix épaules pour porter votre fardeau. Aucune ne se refusait: que dis-je! elles s'offraient d'elles-mêmes.

Voyez comme nous nous aimions! En ces temps d'horrible misère, nous goûtions tous la vérité de cette parole sainte : « Oh! qu'il est doux et qu'il est bon pour des frères de vivre ensemble! » Le souvenir que j'en ai gardé est capable, je pense, de me rendre toujours heureux.


CHAPITRE IX
Noël!

Carillon de guerre.---Pourquoi donc l'habitude jette-t-elle sur toutes choses un voile de mésestime et d'injuste oubli? On voit la familiarité étouffer le respect, la jouissance tuer parfois l'affection. Il est vrai qu'un léger fardeau finit par peser, et que si le vrai, et le beau et le bien sont le trésor de nos âmes, quelques-unes sont trop faibles pour le porter longtemps. On le déprécie, on y tient à peine, il faut le perdre pour l'estimer: alors du regret renait l'affection.

Oh! qu'il était beau et doux à entendre, le gai carillon des cloches! Nous l'avons senti à la guerre en face des clochers silencieux. Leur mutisme est navrant. S'ils pleuraient au moins! On dirait qu'ils sont morts! Jadis les cloches de nos églises s'invitaient à toutes nos fêtes. A force de les entendre, on n'écoutait plus leur chant. Mais quand elles se turent, leur silence nous impressionna. Elles ne chantaient plus parce, que---les grandes douleurs sont muettes!---dans les sanctuaires dévastés c'était grande pitié aussi. Tous les clochers autour de nous étaient tombés au champ d'honneur. Sur le sol sacré, parmi les ruines, les cloches éventrées gisaient. Par cette blessure leur âme sonore s'était envolée : et les cadavres ne chantent pas !

.... Or au temps de Noël une cloche tinta

.... Pour carillonner la fête, on n'entendait alors que le gros bourdon des obus parmi les cris aigus des balles. Un soir le clocher de Beaumont-Hamel, occupé par l'ennemi, retentit de sonorités étranges. Des mitrailleuses carillonnaient là-haut, lançant à toute volée leurs notes trop perçantes. Comment en croire nos oreilles? Il fallut bien en croire nos yeux : on n'apercevait pas les mitrailleuses, mais on voyait leur gorge enflammée vomir des lueurs farouches.

La stupeur d'abord nous fit taire la douloureuse nouvelle. C'était donc vrai : ils tiraient d'un clocher! Or, ces mitrailleuses ne semaient pas la mort, mais bien la honte et le dégoût. Elles sonnaient à nos oreilles le glas de l'honneur allemand! Du moins espérait-on encore que l'ennemi bientôt allait s'en repentir. Pouvait-il tarder à comprendre que, dans un clocher tout vibrant de paix et de prière, l'engin de mort serait maudit?

Pourtant les mitrailleuses reprenaient chaque soir leurs sifflements moqueurs. Comme du haut du beffroi elles regardaient, dans nos tranchées, il fallut bien les descendre. Le 75 fut chargé de la triste besogne d'abattre le pauvre clocher. Un obus dut toucher la cloche. Elle poussa un cri, le. dernier râle d'un mourant : et ce fut tout !

.... Au temps de Noël une cloche tinta !....

A minuit.---A l'heure où chez nous l'on partait à l'église, en cette nuit de Noël 1914, je montai en tranchée. Jamais relève ne fut plus triste. Ceux qui restaient à Mailly-Maillet auraient leur messe de minuit. Ils chanteraient à plein gosier des cantiques, puis ils réveillonneraient en chœur. Mais nous? On s'en allait. Dans la plaine point de neige, aucune étoile au ciel; rien que de l'ombre et dé la boue. Mon Dieu, qu'elle nous parut longue, la route d'Auchonvillers, plus vaseux les boyaux, plus misérable la tranchée! Ceux que nous relevions furent cruels :

---Bonne messe de minuit, les gars !

---Pensez au réveillon !

Certes nous n'y pensions que trop.

Comme d'habitude nous fûmes salués en arrivant par des fusées et par des balles; comme d'habitude les uns prirent la faction, tandis que les autres grelottaient dans leurs trous sur une poignée de paille pourrie.

Cette nuit donc ressemblait aux autres: il n'y avait pas de Noël pour nous! Au-dessus d'une tranchée de guerre sans doute les anges ne veulent point chanter; et des hommes d'armes ne peuvent trouver place dans la grotte des pasteurs paisibles près de la crèche d'un Enfant-Dieu. Au fait, notre Bethléem ne valait pas le sien. Notre grotte était plus misérable encore, et de crèche chez nous il n'y en avait pas. Aucun prêtre n'avait osé prendre le chemin de nos étables pour nous apporter le Bon Dieu.

Dans la nuit sainte de Noël les balles sifflaient !

Nous étions deux à gémir dans mon abri. Les sentinelles en passant soulevaient la toile de tente :

---Eh bien! mon Adjudant, il n'y a pas de feu chez vous? Et votre bûche de Noël ?

---Faut-il vous faire une cheminée pour mettre vos sabots dedans ?

---Dites, mon Adjudant, pour le réveillon je suis un peu là !

On essayait de rire; mais, dans la nuit sainte de Noël les balles sifflaient toujours!

* * *

Soudain elles se turent : c'était minuit! Le silence des tranchées n'est jamais rassurant. Quand l'ennemi tire ou qu'il travaille, c'est qu'il ne veut pas attaquer; s'il se tait, on peut tout craindre. Or, en cette nuit de Noël le silence subit était prémédité. Derrière le rideau d'ombre des scènes de carnage peut-être se préparaient. Mes sentinelles ne cachaient pas leur inquiétude; mais je ne la partageais point.

---C'est la trêve de Dieu, disais-je à tout venant; les Boches fêtent Noël.

---Peut-être! répondit quelqu'un ; mais pourvu qu'ils restent à la crèche, et qu'ils ne viennent pas, pour achever la fête, massacrer quelques innocents !

... Nous aurions bien voulu aller aussi vers l'étable. Sur nos chemins de guerre les étoiles ne manquaient pas; car dans la nuit silencieuse et noire les fusées allemandes étincelaient splendidement. Mais nous étions de si pauvres Mages! De la boue et des balles, est-ce un présent pour Dieu? Du moins beaucoup s'évadaient alors de la tranchée, et se réfugiaient par le souvenir du cœur près du foyer de famille où chez nous on fêtait Noël. Là-bas aussi le-réveillon serait triste à cause de l'absent.

Au milieu de ces réflexions inquiètes ou attristées, tout à coup de la tranchée ennemie un chant s'éleva, très lent, très grave, très doux. Une voix forte et pénétrante disait seule le couplet, et le refrain était repris en chœur. Que ce cantique était beau! Le souffle religieux qu'il exhalait nous émouvait profondément ; et l'oreille au créneau, nous écoutions recueillis. Les ondes mélodieuses, en traversant le champ des morts, se nuançaient, pour ainsi dire, d'une infinie tristesse et réveillaient en nos âmes des échos plus profonds d'universelle paix. Certes pas un de nous n'eût osé à cette heure troubler le pieux cantique. L'ombre de Dieu couvre ceux qui le prient; on ne peut sans profanation attaquer un homme à genoux! Notre silence était aussi une prière, mais on sentait quelque regret jaloux de n'avoir pas songé à chanter Noël dans notre tranchée. Quelques-uns fredonnaient des cantiques; mais on écoutait mieux le concert allemand.

... Longtemps il nourrit nos âmes de souvenirs et d'émotions. Ce fût seulement au petit jour que les voix peu à peu s'éteignirent; les hommes firent silence, quand la nature s'éveilla pour chanter Dieu à son tour. Mais au matin de Noël le silence était plein de paix!

A midi.---La trêve tacite fut par les deux camps religieusement observée. Canons et fusils ne voulurent point ce jour-là mêler des hourrahs de mort aux accents pieux des cantiques. On respirait à l'aise dans une atmosphère de paix. Rien ne la troubla jusqu'au milieu du jour; quand soudain, au risque de la compromettre, plusieurs entreprirent de l'affirmer publiquement.

Le repas fini je causais avec mes hommes dans la tranchée de l'arbre en boule. Mais notre coeur n'était point là; errant au gré du souvenir notre conversation évoquait les traditions bien chères du Noël vendéen; et sur l'aile du désir, nous soulevant hors des boyaux bourbeux, elle nous transportait sans nulle fatigue chez nous.

Une scène inouïe nous ramena dans la tranchée.

Nos voisins, Vendéens aussi, avaient tout comme nous passé la matinée dans un repos silencieux, qu'ils devaient apprécier d'autant plus que l'ennemi, proche de quarante mètres, était d'ordinaire très remuant. Tout à coup vers midi la tranchée allemande s'emplit de murmures joyeux; puis un bouquet apparut, formé de feuillage et de fleurs; en même temps des mains s'agitaient. Cette allégresse était-elle feinte? Nos camarades la partagèrent aussitôt et leurs applaudissements spontanés n'étaient point équivoques. L'homme au bouquet s'enhardit. Se dressant à mi-corps au-dessus du parapet, il appela les nôtres. Quelqu'un se montra. L'Allemand offrit son bouquet et tendit les mains. Le Français hésita. Mais comment reculer? Il s'était à coup sûr déjà trop avancé, et ses camarades le poussaient encore :

---C'est Noël, tu vois bien, ils ne tireront pas!

---Parions que c'est un Alsacien, ce Boche.

---Si tu refuses, mon vieux, ils diront qu'on a peur.

Pour un Français, un Vendéen surtout, l'argument était sans réplique. Presque en même temps les deux hommes enjambèrent les talus et, traversant les fils de fer, se rencontrèrent sur le terrain. Des centaines de têtes émergeant alors des parapets contemplaient la scène avec des yeux d'envie.

L'exemple est contagieux, surtout quand il fait miroiter des rayons aussi disparates d'imprudence et de sécurité, d'inimitié et de sympathie. La rencontre de ces deux hommes avait pour ainsi dire provoqué entre les deux partis un courant de confiance et de paix par lequel bien des cœurs se laissaient entraîner. Exempla trahunt! L'exemple tira hors des tranchées les spectateurs trop impatients. En quelques minutes, vingt Allemands, vingt Français fraternisaient sur le terrain parmi les morts de la veille. On parlait cordialement; on trinquait de même, car les nôtres donnaient leur vin et recevaient des cigares.

Je n'ai vu de ma vie spectacle aussi étrange. Ces hommes, qui la veille ne pensaient qu'à s'entr'égorger, qui demain y penseraient encore, se disaient frères aujourd'hui, et peut-être le pensaient-ils vraiment! Mais beaucoup refusaient d'y croire, et scandalisés ne cachaient pas leur désapprobation.

---Faut tout de même pas être dégoûté pour serrer la main d'un Boche !

---On pourrait au moins respecter les cadavres de ses camarades !

---T'appelles ça des Français, toi? Moi j'appelle ça des Boches : on devrait fusiller le tas !

Parmi ces murmures et ces applaudissements la scène se prolongea presque une demi-heure. C'était de part et d'autre à l'insu des officiers, qui prenaient alors leur repas. Survint tout à coup un capitaine allemand. Debout sur sa tranchée il rappela ses hommes d'une voix stridente. On se serra une dernière fois les mains et on se quitta.

Le rideau d'un profond silence retomba sur la plaine, où les cadavres seuls gisaient encore.

L'aventure souleva chez nous de vives discussions. Généralement on la blâma; et les héros de l'équipée, moins fiers que honteux, n'eurent pas sujet de s'en glorifier. Bientôt du reste un ordre du jour du général la qualifia d'insensée, sinon de criminelle. On accepta de bon coeur un verdict si juste, et notre patriotisme, purifié du contact allemand, devint plus que jamais doux et fort, noble et beau !

Nos cadeaux.---On pouvait craindre que le Père Noël n'osât venir dans la tranchée avec sa hotte de joujoux. Mais lui, qui ne s'effraye point des plus noires cheminées par où il descend porter aux. enfants sages bonbons et jouets, devait se trouver plus à l'aise dans nos boyaux étroits, obscurs et fangeux. De fait il nous gâta. A l'agence de l'amitié il avait recueilli nos adresses et personne ne fut oublié.

O mères, épouses, soeurs et marraines, qu'ils furent bien reçus, vos chers paquets! Votre charité attentive les avait composés; ils étaient enveloppés d'une forte et douce affection; vous les aviez confiés au messager fidèle de la joie, l'amour! La même tendresse les accueillit là-bas; on les ouvrait avec quelle émotion! et les yeux et les coeurs vous disaient merci !

Merci pour les bonnes chaussettes que vous aviez tricotées : on avait chaud au cœur rien qu'à les toucher.

Merci pour les mouchoirs que vous aviez ourlés: ils essuyèrent de douces larmes.

Merci pour les gâteaux, merci pour les bonbons : ils avaient la saveur des choses de chez nous.

Les chaussettes étaient toutes pleines de tabac: en le fumant on respirait à plein cœur l'air natal.

Oh! merci de vos bons paquets!

Ils apparurent dans le ciel bas et sombre des tranchées comme des rayons d'amoureux souvenirs, qui faisaient resplendir les fronts, et réchauffaient les âmes. Or la joie fut universelle parce que les moins fortunés partagèrent avec les plus riches. En divisant les cadeaux, on multipliait le bienfait, et partant le bonheur.

Qu'il est donc facile de rendre un homme heureux : un petit présent, qui sente un peu d'amour, et le voilà content !

En la fête de Noël nous l'étions tous pour ce prix-là !

* * *

Aux approches du nouvel an les paquets affluèrent de tous les coins de la France. Des bienfaiteurs anonymes confiaient à l'intendance leurs cadeaux pour les soldats pauvres, et le Colonel les répartissait en nombre égal par compagnie.

On s'habitue à recevoir plus vite qu'à donner! Nos hommes devenaient insatiables:

---« Point de paquet aujourd'hui? mon Adjudant.

---« Vous savez je retiens une pipe ! »

---« Pour le papier à lettre pensez à moi, mon Adjudant! »

Je recevais ainsi des commandes journalières; et peu à peu je parvenais à satisfaire tous mes clients. C'était à prix fixe : une lettre de remerciements à la marraine inconnue. Car dans tous les paquets il y avait une lettre « au cher petit soldat »; qui ne voulait répondre à « la chère Marraine » ne recevait rien. On acceptait donc, et on écrivait. Je dirai mieux plus plus tard le bienfait de cette correspondance, que mes hommes en vrais enfants me soumettaient toujours.

---Nous reçûmes même en ce temps-là des cadeaux officiels. La Patrie comme une bonne mère n'oublia pas ses défenseurs. Un jour on connut au rapport les gâteries qu'elle nous réservait :

1 bouteille de champagne pour 4 hommes; pour chacun 2 cigares avec 2 biscuits.

On nous fêtait à la française! Dans toutes les compagnies l'ordinaire doublant la pitance, ce fut une petite noce là-bas. Il fallait voir nos hommes assis sur les banquettes de vase présentant à bout de bras leur quart sale et bosselé. Des acclamations frénétiques s'élancaient avec les bouchons, et la joie pétillait comme le vin. On trinquait avec enthousiasme, et les toasts ne manquaient pas : à la mort des Boches! au salut de la France! à la victoire prochaine !

L'Ecriture a bien raison de dire que le vin rend le coeur joyeux, surtout je pense notre champagne bu par des soldats dans une tranchée! En vérité dans ce pauvre quart, couronné d'une mousse blanche, on buvait à plein coeur le patriotisme; et le goût en resta aux lèvres !

* * *

J'ose pourtant dire que le meilleur cadeau nous vint alors de l'ennemi; car sous la lime de nos artistes il devint un bijou précieux. Chaque jour nous recevions des obus de tous calibres, qu'on reconnaissait à leur éclatement comme les fauves à leur cri. Le 77 miaulait. Un jour il se prit à bêler tristement et ses convulsions d'agonie étaient inoffensives. On s'en amusa fort, surtout quand il voulait répondre aux cris de rage du 75. Vraiment cette invention des Boches était d'un comique si grotesque, que les obus en éclatant provoquaient les rires et semaient la joie. Mais d'où venait le changement? On voulut le savoir; et les patrouilleurs dans la nuit se préoccupèrent de rechercher les projectiles nouveaux beaucoup plus que de surveiller les travailleurs ennemis. Quelle ne fut pas notre surprise de constater que ces obus avaient une tète d'aluminium et un corps de mauvaise fonte. Chez nous l'illusion est si prompte à germer, qu'on recueillit bientôt sur toutes les lèvres et jusqu'à l'état-major une très simple explication : les Boches n'avaient plus ni d'acier, ni de cuivre. Or, c'est le froment des obus. Déjà le pain des hommes était mélangé de paille; voici que le pain des canons n'était pas de meilleure qualité. C'était donc la famine, et bientôt la faillite! Même ceux qui refusaient de croire à l'évidence, n'osaient la contredire.

Or, les fusées d'aluminium n'éclatant jamais, on les retrouvait entières. On songea vite à les utiliser: elles étaient si jolies! On dévissa la tête, et l'on eut sur le champ un encrier solide, voire même un bénitier.... de guerre. L'anneau constitua sans retouche un rouleau de serviette incassable. Et la bague de la fusée? Elle resterait bague. Il suffirait de la dégrossir, de la limer, de la sculpter. En 8 jours nos hommes se mirent tous à l'ouvrage: chacun eut sa lime et son atelier. On n'avait plus le temps de gémir, ni de se reposer, pas même de veiller à son poste. Il y avait toujours une bague en chantier, et nos artistes improvisés avaient, à coeur de bien faire !

Que l'ennemi fut donc bien inspiré de nous envoyer ces obus en aluminium! C'était un rayon de luxe dans un ciel de misère. On les guettait avidement ; on se disputait les patrouilles; on se chargeait du précieux butin, et tout le jour on limait. Qui n'a pas sa bague en aluminium? Mais le métal de la vôtre est-il « made in Germany » ? Je vous dirai quelque jour son histoire authentique. Il n'y a pas qu'à Paris qu'on sait fabriquer les perles: les orfèvres des tranchées, quand sévit la disette d'aluminium allemand, trouvèrent plus d'un moyen d'approvisionner leurs boutiques. Défiez-vous des imitations! Mais conservez vos bagues : elles furent limées pour vous avec tant d'amour! Elles ont au moins le prix du coeur, et celui-là est garanti !

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CHAPITRE X
Relèves.

Sur la route.---La vie des tranchées ressemble à une montagne, dont la relève est le sommet. L'ascension de la première ligne dure plusieurs jours : elle est pénible et souvent mortelle. Mais la cime approche; on y touche, on y est : c'est la relève. Alors on descend d'un pas joyeux et rapide vers le repos du cantonnement et parfois la relève est aussi mortelle. On se distrait un peu dans la vallée, on tourne la montagne, et on se retrouve en première ligne, d'où l'ascension tragique recommence jusqu'au sommet de la relève prochaine. Quelle vie! En toute vérité, dans le grand œuvre d'une tranchée, la relève est la clef de voûte. Vers elle tout converge, et les lignes de la souffrance et celles du plaisir en se rapprochant d'elle, s'amincissent d'abord, puis se confondent.

Oh! la minute délicieuse, celle où on met le pied sur la terre ferme! Qu'il est doux de heurter aux cailloux du chemin! Qu'on aime à voir au loin se dérouler le ruban poussiéreux des routes, au bout duquel on aperçoit un village avec son clocher!

Il faut avoir marché longtemps dans des boyaux de vase pour apprécier à sa valeur la chaussée résistante. Avec quel plaisir le talon résonne sur la pierre dure quand on n'entend pendant une semaine que le glou-glou de la boue liquide. Et la route paraît si large au sortir de l'étroit boyau !

---Ah! soupirèrent tous les hommes, enfin !

Enfin l'air pur, la voie libre, la plaine immense! Enfin des rues et des maisons! Enfin des civils et surtout des femmes! C'est un repos, le cantonnement, et c'est une délivrance. Plus d'obus, plus de fusées, plus de vase, plus de poux, plus de Boches.

Ah ! enfin ! et, du cœur joyeux la chanson monte aux lèvres.

Sur la route on songe au plaisir qui sourit déjà : « Ce qu'on va en écraser! »---il s'agit du sommeil---« Ce qu'on va siroter ! »---il s'agit du vin---« Ce qu'on va s'en payer! »---il s'agit de réjouissances imaginaires, qu'on ne sait jamais préciser.

Sur la route on rêve en marchant. Et le rêve est si beau, que la route paraît belle. On se réveille au bout, endormi dans une grange en ruines, sur une couche de mauvaise paille renforcée de guenilles, de bouteilles, de bottes à sardines et de croûtons de pain. Vraiment au soir des relèves sur la route on rêve en marchant!

Poilus R. A. T.---Pendant quelques semaines le régiment assura la relève par moitié de son effectif dans chaque bataillon: deux compagnies,tenaient la tranchée; deux autres étaient au repos; et on alternait. Mais au début de l'année nouvelle, on nous envoya comme étrennes, sans doute, un régiment de vieux grognards. En style de bureau, ils se nomment R. A. T. Dans les salons où l'on aime les tournures galantes, on dit : la Réserve de l'Armée Territoriale. En tranchée on prononce mieux : les « poilus ér-ein-tés ». C'étaient des vieux de la vieille; ils le paraissaient du moins, car quand on porte au col l'écusson des territoriaux on vieillit instantanément. De fait beaucoup de nos hommes, avaient atteint et dépassé leur âge, mais dans l'active---il n'y avait plus de réserve---on rajeunit. Certes, pour la plupart, nous n'étions plus verts, mais on se sentait mûr à point, tandis que nos R. A. T. ressemblaient à ces fruits blets que l'on ramasse quand on n'a plus rien: du moins au fruitier de l'armée ils occupaient cette étagère, et cela suffisait.

D'abord on s'amusa d'eux. Leurs défilés nous réjouissaient toujours. Avec leur fusil dans le dos, leur outil sur l'épaule, ils s'en allaient la tête basse à la débandade.

---Regarde-moi ces pompiers!

---Des vieux, ça ne sait plus se tenir!

Nous étions redevenus enfants, et cet âge est sans pitié !

Mais quand on les connut de plus près, on se prit très vite a les aimer et à les plaindre.

Leur métier était très dur en somme. Ils étaient terrassiers à perpétuité. Jour et nuit on les rencontrait dans les boyaux. L'ennemi pour eux, c'était la vase; et leur fusil était la pelle. La lutte était dure, sans trêve, ni repos. D'une relève à l'autre on notait leurs progrès. Ils avaient, nos bons vieux, comblé les ornières, empierré les chemins, amélioré nos abris, creusé de nouveaux boyaux. Profitant de leur travail pénible, nous n'étions point ingrats. On les payait selon nos moyens, en bonnes paroles, en bons offices, et tous étaient contents.

Mais en vérité ils étaient à plaindre. Nous autres, nous travaillions pour nous. Dans les tranchées que l'on ouvre, on veille; dans les gourbis que l'on creuse, on dort. Mais eux, c'est pour les autres qu'ils peinent. Ils avaient commencé à l'arrière par creuser des fosses aux morts; ils vinrent sur la ligne de feu creuser des fosses aux vivants. Or leur métier de fossoyeur, qui déjà par lui-même n'a rien de séduisant, ne profite qu'à autrui. Lorsqu'ils nous ont donné leur journée de travail, nos braves territoriaux pensent à eux, s'il leur reste du temps!

On dirait qu'en entrant chez eux, on fait voeu d'obscur dévouement, mais combien pour les initiés ce sacrifice est glorieux! C'était justice de le proclamer.

Un jour pourtant l'ambition leur gonfla le coeur. Ils voulurent devenir soldats, et tenir avec nous leur morceau de tranchée; ils assureraient la relève pour leur propre compte.

Évidemment nos hommes, toujours enfants terribles, se promirent volontiers de rire à leurs dépens, quand un soir, la première section parut à l'arbre en boule.

---Voilà les terribles taureaux! s'exclama-t-on sur leur passage. C'est du reste leur nom de guerre.

---Tu sais, vieux, c'est malsain par ici !

---Ah ! ils sont donc pas loin?

---Qui ça?

---Mais les Boches !

---T'en fais pas pour les Boches, mon vieux! Ils sont au moins à trente mètres.

---Ah! mon Dieu! si ma bourgeoise savait ça !

---Hein! pour sûr, ça lui tournerait les sangs; mais dis donc?

---Quoi?

---Fais tout de même attention; il y a une mitrailleuse pointée sur ton créneau. Tous les jours on a des blessés.

---Pas possible?

---C'est comme j'te dis. Je voudrais pas qu'il t'arrive malheur. Te fais pas voir, c'est tout !

---Merci ! Merci !

Et le pauvre vieux s'épouvante, tandis que l'autre étouffe à peine ses rires.

Mais quelques-uns ne se laissent pas si facilement « bourrer le crâne ». A la sentinelle qui cherche à les intimider, ils répondent :

---Ferme ça ! Tu crois qu'ils me font peur, tes Boches?

Et comme l'autre insiste

---Ferme ça, je te dis! Il faudrait d'autres types pour m'épater, mon vieux !

Et tout grelottant ou de froid ou de peur, ils veillent la nuit entière, tandis qu'à côté d'eux nous dormons sur la paille. La farce du reste cesse avec le jour. Risquant un oeil au créneau, nos braves camarades s'aperçoivent dès le matin que les Boches sont bien à trois cents mètres, et que la première ligne est calme. Dès lors nos « vieux pépés » ne s'en font plus; et respirant à plein coeur la chaude atmosphère des tranchées, ils sauront dire aussi bien que les jeunes: « On les aura, les Boches! Pour sûr, on les aura! »

Ne dirait-on pas que les âmes comme l'acier se retrempent au feu? qu'on boit dans la tranchée un élixir de jeunesse? La terre nourrit l'homme et la plante; dans son sein fécond ils puisent tous deux la santé. De fait en couchant sur la dure le corps s'assouplit; dans la vase des boyaux les muscles se fortifient. Tandis que, fatiguée de bien-être, épuisée de luxe, notre race s'anémiait, se mourait à vue d'œil, elle a pu glaner au champ de la misère un regain de vitalité. Il est vrai que dans les jeunes pousses la sève monte avec plus d'ardeur; elle s'insinue lentement dans les vieux troncs arides. Mais tant que le coeur n'est pas desséché, la sève aime toujours l'arbre, et l'arbre--- aime toujours la sève. Leur amitié féconde est le gage de leur vigueur.

Or, chez nos bons territoriaux si l'écorce était ridée, et la tête chenue, le coeur était encore jeune. Sitôt qu'ils furent enfouis dans les terres labourées d'obus, la sève ardente des guerriers eut en eux des poussées admirables: de vigueur physique en leurs corps, en leur âme de généreuse vertu.

Longtemps on ne leur demanda que de servir obscurément leurs frères. Ils surent se sacrifier pour eux, travaillant sans relâche, et souffrant en silence. Quand on leur accorda de se sacrifier avec eux, ils marchèrent d'un pas égal sur le chemin de la victoire, ou de la mort.

Ces modestes sont des méconnus; pour moi, qui les ai vus au chantier, au combat, je sais leur dévouement, j'admire leur héroïsme, et je vante leur gloire.

Honneur aux poilus R. A. T.! Je compte dans leurs rangs trop d'amis fidèles, j'ai approché de si belles âmes, j'ai connu tant de héros que mon coeur désormais épèle ainsi leur nom : Respect, Admiration, Tendresse.

Honneur aux Poilus R. A. T.!

A Mailly-Maillet.---Dans la vie des tranchées le repos est égal à la veille : après 4 jours on rafistolait ses haillons, on bourrait son sac de conserves, on prenait goût à la vie.

Du reste l'âme aussi trouvait au cantonnement ses joies et son repos. Car à Mailly-Maillet il y avait une église, qui avait même son clocher. Avec son architecture massive et son portail orné de vieilles statues et de sculptures naïves, elle a des airs de petite cathédrale. Elle est d'ailleurs spacieuse et propre. Pleine de lumière et de recueillement, elle invite à la. prière; et lorsqu'on prie à mi-voix il semble que toutes les pierres veulent prier avec vous, tellement l'écho est attentif à redire les paroles saintes. A toute heure des hommes montaient à l'église et s'y attardaient volontiers non pas en touristes, mais en fidèles chrétiens. On aimait la messe, on courait au salut; et beaucoup voulaient en leur particulier égrener leur rosaire devant l'autel de Marie. Il est certain qu'en général dans les désirs et jouissances qu'inspirait le cantonnement, l'Eglise avait la meilleure part. Or, cette foi était exempte d'hypocrisie comme de respect humain. On allait prier à l'église, aussi naturellement qu'on entrait à l'auberge: le soldat se sent à l'aise partout, aussi chez le bon Dieu. Nous chercherons un jour pourquoi la tranchée conduit droit à l'Eglise. Combien en ont à la guerre retrouvé le chemin : ils ne l'oublieront plus, j'espère !

Mais pour dire toute la vérité, je dois bien confesser que nos hommes emportèrent de Mailly-Maillet un souvenir plutôt fâcheux. En mille vous n'en devineriez pas la cause; mais ils vous l'apprendront tout de suite sur un ton aigre-doux:

---Ah! oui, Mailly-Maillet! Merci pour le vaccin! Le pelé, le galeux d'où nous vint tout le mal, fut le sérum contre le typhus. Pourquoi donc la lie se mêle-t-elle au vin? Dans la coupe des joies qu'on vidait au repos, on trouva deux gouttes de sérum. L'amertume en resta aux lèvres, détruisant le bouquet du vin. Sans doute le typhus est un terrible mal; mais au dire des soldats, la piqûre ne valait pas mieux. Ils l'appréhendaient cent fois plus que les Boches et la gueule des canons les impressionnait moins que la fine pointe d'une seringue. Il est vrai qu'on était piqué dans des conditions déplorables, et qu'on payait son vaccin d'une violente indisposition. Comme le bras, paralysé par une enflure subite, refusait tout service sinon au prix de douloureux efforts, on ne portait plus le sac, on le traînait. Le spectacle de la relève était alors si cocasse, que le rire étouffait la plainte. Mais j'avoue que ces soirs-là la paillasse boueuse des abris d'Auchonvillers était vraiment trop dure aux membres endoloris.

Quelles scènes plaisantes et cruelles inspira ce maudit vaccin! On ne manquait point, en abordant un camarade, de lui donner sur l'épaule meurtrie la petite tape familière

---Eh ! vieux poteau! ça va?

Le malheureux rugissait de douleur. On s'excusait avec quelque tendresse, puis ensemble on se lamentait :

---Si c'est pas malheureux d'être en pareil état! Moi qui n'avais jamais été malade !

---Tu crois! comme si on n'avait pas assez de misère !

---Les Boches, vois-tu, nous tuent pas assez vite; les médecins vont nous achever!

Il parait qu'il ne faut pas boire lorsqu'on est vacciné, sous peine d'une forte indisposition. Mais le moyen de ne pas trinquer au premier jour de l'an! C'était notre deuxième piqûre. Soucieux de la consigne, on ne but pas après l'opération; du moins avant de la subir, qui n'eût voulu arroser copieusement ses voeux? Le salaire ne se fit pas attendre : nous étions si malades que la relève n'eut pas lieu.

Mailly-Maillet dans ces jours-là n'était plus un cantonnement, mais un vaste hôpital, où l'on venait à contre-coeur.

---Où qu'on va être piqué cette fois? demandait-on à chaque relève : et les réponses plaisantes n'obtenaient qu'un demi-sourire : la piqûre paralysait la joie. Ainsi par le maléfice d'une petite seringue le rêve s'achevait en cauchemar dans le repos de Mailly-Maillet.

Ce fut donc sans regret qu'on entendit parler d'un nouveau secteur.


Chapitre XI: Des mines

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