Joseph RAYMOND.

IMPRESSIONS DE GUERRE D'UN MOINE-OFFICIER


CHAPITRE XIV
En Tranchée

LE JOUR.

On mange!---Avant les premières lueurs du jour le travail cesse, les patrouilles rentrent: l'aurore annonce le repos. Or, comme un bon soldat doit toujours avoir faim, dès qu'il est au repos, il mange.

Entrons au service du ravitaillement. Il est plus que les autres riche en mystères et en merveilles ; il peut satisfaire tous les goûts. Veut-on faire à chacun sa part? J'abandonne aux jeunes gens de l'arrière les dessous de notre, service : ils n'ont pas les moyens de s'élever plus haut. Les poilus en tranchée, qui n'ont pas les moyens de descendre si bas, admirent volontiers les merveilles de leur ordinaire.

N'étant pas journaliste, pas même député, je veux avec les poilus admirer simplement.

* * *

Il est certain qu'au front les hommes « d'ordinaire » sont des gens très en vue, que parfois on redoute, qu'on flatte très souvent, et qu'on envie toujours.

D'où viennent-ils? Si l'on juge sur les apparences, ce sont tous enfants de Bohème, qui sous le casque et la capote ont conservé l'allure, les moeurs, les lois et leur tribu.

Ils ignorent le confortable, et dédaignent la propreté.

Ne les cherchez pas sur les grandes routes ils suivent les sentiers bourbeux et défoncés, où ils traînent cahin-caha leur roulotte, qu'ils ont fabriquée avec les planches de quelques caisses et les roues dépareillées d'instruments de labour abandonnés dans les champs. Sur la roulotte s'entassent de vieux sacs, de vieilles boîtes, de vieux ustensiles de cuisine qui constituent essentiellement le matériel de l'ordinaire avec le coffre, rempli d'objets hétéroclites, servant à la popote des officiers. Ce coffre a un cadenas; mais le premier souci du chef est d'en perdre la clef: ce qui oblige ses hommes à une meilleure surveillance.

Au campement le roi de la tribu, qui se nomme caporal, dort dans sa voiture; dessous gisent ses hommes de distribution.

Ne leur demandez pas une morale sévère. Ils ont des instincts de rapine, et n'ont pas les moyens de vivre honnêtement. Même au service de l'ordinaire à l'impossible nul n'est tenu.

Or, ils doivent cuire des aliments sans fourneau, sans marmite, et sans feu. Mais ils cherchent et ils trouvent: le système D... n'a point de secret pour ces gens-là!

Ne vous y trompez pas: ce sont des spécialistes non par la vertu du règlement qui les ignore, mais par la consécration d'une longue expérience. Il faut les voir à la distribution. Les hommes sont experts à exiger le compte; le caporal peut toujours vous prouver qu'il ne l'a pas reçu; la communauté partage ensuite les bénéfices sous les espèces du « rabiot ». En fin psychologue, le caporal a remarqué que la portion réglementaire de « pinard », de « bidoche », de « rata », ou de « jus » paraît toujours mesquine; mais quelle saveur n'a pas le superflu ! Pour augmenter le « rabiot » il sait découper la viande, baptiser le vin, non sans prélever d'abord pour les hommes de son service une portion congrue. Puis d'un air bon enfant il sait dire aux poilus: « Tenez, voilà du « rab »; en ajoutant plus bas : « Mais c'est parce que c'est vous! » Personne ne s'y trompe, et tout le monde est content.

Heureuse la compagnie dont les hommes d'ordinaire connaissent leur métier! On leur doit une part de notre belle humeur, et comme un ventre creux fait un mauvais soldat, on leur doit pour autant une part de la victoire. Je voudrais qu'on les décorât !

* * *

A vrai dire en tranchée la cuisine est souvent fort loin du restaurant : ce qui rend le service toujours pénible, souvent même périlleux, c'est la corvée de soupe !

Je sais bien que les hommes de soupe ne sont pas les plus mal servis, qu'ils trouvent du feu l'hiver, des rafraîchissements l'été, du rabiot en tout temps. Mais vraiment leur travail mérite un tel pourboire. Transporter à plusieurs kilomètres un seau de jus, une marmite de rata avec les précautions que réclame un si précieux fardeau, ce n'est pas une mince corvée. Ajoutez qu'ils sont toujours pour leurs clients des serviteurs et des victimes. Ils viennent chargés de vivres, ils s'en retournent chargés de malédictions. C'est de leur faute si la soupe est froide, le rata est du mortier, si la sauce n'est qu'une eau de vaisselle, si le bidon de vin ne déborde pas. Dieu sait pourtant comme ils sont attentifs à conserver à la cuisine une saveur qu'elle ne possède point !

Ils emmaillotent comme un petit enfant douillet leur bidon de jus dans une veste hors d'usage. Pour sauver le bouillon, ils savent marcher au pas dans les boyaux défoncés. Ils perdraient leurs deux jambes plutôt qu'une boule de pain.

Or, savez-vous bien que ces hommes habitent la première ligne, que pour aller quérir la soupe, ils font autant de chemin que pour l'apporter: 3 kilomètres à Beaumont-Hamel, 7 à Carnoy, à Tahure plus de 15; qu'il recommencent leur promenade souvent deux et trois fois par jour? Leur sort n'est point si enviable. Ajoutez que l'ennemi les accompagne volontiers d'obus; que plus d'un homme allant à la corvée de soupe y a trouvé la mort, et vous reconnaîtrez avec moi qu'un tel homme est toujours un dévoué camarade, souvent un héroïque soldat, parfois un glorieux martyr de la charité.

Cependant, le pourrait-on croire? les volontaîres ne manquent pas pour la corvée de soupe. Est-ce la fièvre du mouvement, est-ce l'appât du rabiot, est-ce la gloire de bien servir? Peut-être tous ces mobiles ensemble attirent à la corvée de soupe plus de bras qu'il n'en faut. On peut faire un choix honorable, et destituer les négligents d'une fonction qu'ils ont recherchée. Ce n'est pas au premier venu qu'on confie son trésor, et l'ordinaire tient an cœur du soldat. Il exige de son homme de soupe la ruse d'un filou, la force d'un portefaix, l'agilité d'un coureur, la verve d'un charlatan. Alors il trouve la popote excellente et mange de bon appétit.

* * *

Ayez un parfait homme de soupe, et vous aurez de bons soldats!

Dans la vie monotone d'une tranchée le jour l'arrivée de la soupe est un événement:

« Eh! là-dedans, au jus! v'là le rata! »

Les hommes de corvée, ruisselant de sueur, déposent lentement les marmites et les plats, arrachent les boules de pain du bâton, où elles sont enfilées, et s'épongent. Sans hâte les convives surgissent de tous les coins :

« Qu'est-ce qu'on bécqu'te, ce soir?

---As-tu de la « gniole »? .(du rhum pour les messieurs).

---Pas de « babillardes »? (Vos lettres, Mesdames!).

---A quand c'est la relève? T'as des tuyaux ? »

Tous ont faim de nouvelles encore plus que de pain; et chacun sait que la cuisine est l'arsenal d'informations le mieux approvisionné. Ce qu'on ne reçoit pas on le fabrique en série : on n'est pas pris au dépourvu. Et le messager bénévole déroule ses interminables tuyaux : « On disait hier à la distribution!... » C'est l'apéritif nécessaire.

Peu à peu des musettes sortent les cuillers et les quarts remplis de miettes de pain et de poussière de tabac. On les essuie à la capote et on entame le menu.

Il est d'ordinaire copieux: une soupe, un plat de viande, un légume ou quelque entremets, un dessert. Le pain est savoureux, admirablement blanc. La ration de vin est encore appréciable.

N'allez pas croire naïvement qu'on peut satisfaire un soldat : devant un beau poulet, il se plaindrait encore! Après chaque repas quand il dit : « C'est la crève! On meurt de faim ici! » il pense avoir bien payé.

Imaginez quel doit être un menu, dont il se déclare content! Dans toute une année de guerre, j'ai souvenir de trois repas qu'on ait trouvés suffisants. J'ai noté, au chapitre IX, celui du premier jour de l'an 1915, qui se réédita en l'honneur de la République, le 14 juillet suivant; et je me rappelle entre les deux le dîner du Vendredi-Saint. On le trouva délicieux. Le service devant être maigre, l'intendance eut à cœur de fermer la bouche à tous les incroyants. Elle réalisa donc ce prodige d'assurer à chaque poilu deux œufs, un poisson frais, un choux-fleur, et le « rabiot ».---« Ah! quel malheur, disaient les hommes, que tous les vendredis ne soient pas des Vendredis-Saints! »---« On devrait bien pendant la guerre jeûner plus souvent comme ça! »

D'ordinaire, les paquets allongeaient le menu: les bons paquets de famille, remplis de choses de chez nous.

J'en avais toujours la primeur:

---Mon lieutenant, voulez-vous une pomme? C'est de mon verger!

---Goûtez-moi de ce beurre, mon lieutenant, c'est ma femme qui l'a brassé.

---Voyez-vous ce gâteau? Ma pauvre bonne femme de mère l'a boulangé pour moi. Vous allez m'en dire des nouvelles.

Et j'étrennais le flacon d'eau-de-vie; et je devais prendre un bonbon. Si j'avais refusé, mon homme l'aurait trouvé « mauvaise ».

Ensuite l'escouade partageait : car chaque paquet appartenait à tous. Celui qui recevait semblait n'être que le commissionnaire. Quelle parfaite amitié !

Et combien délicate! Voulait-on un supplément de vin? Les plus fortunés ne remplissaient pas leurs bidons, quittes à les partager ensuite. On faisait la quête; on récoltait de quoi remplir tous les bidons; et le pauvre comme le riche pouvait boire à sa gourde.

Vraiment dans la tranchée française l'amitié assaisonne tous les plats. C'est pourquoi sans nul doute la cuisine est si nourrissante : le cœur se porte toujours bien!

On s'amuse!---Dans cette vie de guerre, les jours de paix sont nombreux : on aime a se distraire pour tuer les heures de repos. Hélas! Il arrive souvent que la farce s'achève en drame, que les yeux qui pleuraient de rire finissent par pleurer du sang! C'est la vie; c'est la guerre surtout! Quoi qu'il en soit, on s'amuse !

* * *

Voici d'abord les cartes. C'est la grande passion du soldat en tranchée. Les Vendéens sont acharnés au jeu, car le dimanche à l'auberge, et plus encore l'hiver pendant les longues veillées dans les fermes, on taquine les cartes sans répit. Il arrive donc souvent que la tranchée devient une dépendance de ferme, tant ici l'on joue comme là-bas. La manille a ses partisans, mais les Vendéens de race préfèrent l'aluette. C'est notre jeu à nous. Sur la physionomie des joueurs on peut étudier nos moeurs; car il faut faire des signes et ces signes trahissent l'âme. Ainsi du même coup ce jeu passionne le paysan et intéresse le psychologue. On doit le conserver chez nous.

Pour appâter les joueurs, on mise toujours. Ne craignez pas la ruine! D'ordinaire l'enjeu est un bidon de vin; parfois un tour de corvée, de garde, ou de patrouille. J'ai souvent éprouvé qu'une simple partie de cartes était pour nos corvées un bureau de placement, et pour des patrouilleurs de nuit une agence de, recrutement qui m'était fort précieuse. Sans doute il arrive qu'on s'échauffe au jeu, et la partie s'envenime; ou l'on se passionne, et la partie s'éternise. Mais au total le jeu de cartes offre tant d'avantages que, si j'étais de l'intendance, j'en mettrais un dans tous les sacs. Il est vrai que nos gais lurons ont garde de l'oublier: quelle musette ne renferme pas avec le tabac et le pain un jeu de cartes graisseux, rogné, sordide, mais d'autant plus estimé?

Entre officiers l'on jouait au bridge; et notre ardeur n'était pas moindre. Il me souvient qu'un jour nous jouâmes quatorze heures de suite, sans prendre le temps de manger, sans nous soucier des obus qui servaient à marquer les coups. C'est peut-être un record! En tous cas, notre système d'enjeu était un vrai record de saine camaraderie. Toutes les douceurs de la popote étaient le fruit de notre jeu: le gagnant payait! Le cœur d'un soldat a de ces trouvailles marquées au coin d'une franche amitié. Vraiment dans une tranchée les cartes sont bonnes : elles ne vous refusent pas l'aumône d'un peu de joie et d'amour!

---Avec, le jeu voici la chasse! la vraie chasse aux lièvres et aux perdrix. Que de fois des tranchées adverses crépite une fusillade intense, à se croire en plein. assaut : c'est un lièvre qui passe entre les deux lignes, et les sentinelles des deux camps oublient une minute leur rivalité propre pour poursuivre l'ennemi commun. Ou c'est une perdrix de couleur très neutre qui vient provoquer les deux adversaires. La risposte ne se fait pas attendre. Et l'on tire avec enthousiasme. Pris entre deux feux le gibier n'échappe pas toujours. Alors quels complots pour recueillir son butin! Au soir d'une chasse fructueuse les patrouilleurs ne manquent pas. Et il sont pressés de sortir; car sans doute dans la tranchée allemande les chasseurs aussi vont réclamer leur proie. Ce sera tout ou rien pour l'un des deux camps. On se pique au jeu; on veut avoir le dessus.

Pour ramasser une perdrix dix hommes se feraient tuer. On est si heureux de rapporter son lièvre : c'est bien une petite victoire.---Les chefs ferment les yeux! Evidemment ce n'est pas pour tuer les lapins qu'on fabrique des balles; mais celles-là même qu'on gaspille à la chasse ne sont pas perdues, puisqu'avec elles partent les rires, et qu'elles réchauffent la belle humeur.

* * *

Mais place au vaguemestre : Voici les lettres! De tous les coins de la tranchée on accourt, on se bouscule : aux lettres! Tout le monde aux lettres! Dans les mains du sergent de semaine et dans sa musette encore on aperçoit tant d'enveloppes, que chacun pense avoir la sienne. C'est une minute de délicieuse angoisse, celle où le vaguemestre interroge : « tout le monde est là? » Le silence répond. Comme plusieurs chuchotent tout bas, lui ne manque pas d'insister: « Si tout le monde cause, on ne s'entend plus! » Il commence. A chaque appel une voix joyeuse répond: Présent! présent! Les mains se tendent: « Par ici ma lettre ! » On la saisit au vol; et tout aussitôt l'on s'écarte en déchirant pieusement l'enveloppe pour dévorer son trésor.

Beaucoup n'ont rien! Ils s'y attendaient; mais ils étaient venus quand même. Sait-on jamais?

Et maintenant parce qu'ils n'ont rien, ils s'en vont déçus.

---T'as des nouvelles, toi? C'est ça, toujours les mêmes Depuis le temps que j'espère une lettre !

Et le dépit augmente à voir les camarades sourire en lisant.

Bientôt on est renseigné. Les lettres passent de main en main : car un soldat en guerre n'a point de secret! Du moins mes hommes n'en avaient guère pour moi. Je savais presque aussitôt qu'eux ce qui se passait à la ferme: quand pour la première fois l'aîné avait touché les boeufs, que telle terre resterait en friche; qu'une vache était malade ; que l'allocation ne venait toujours pas. A certains je me sentais vraiment de la famille de tous mes hommes. Eux du reste, comme ils m'aimaient bien, parlaient de moi dans leurs lettres; et très souvent l'épouse, la mère, la sœur ou la marraine m'envoyaient en retour des respects, des salutations, des amitiés, des poignées de main. Mes hommes étaient si fiers alors de m'apporter leurs lettres; et moi si heureux de recevoir ce présent d'affection !

Le travail de la correspondance occupe les meilleures heures du jour. Parcourez les tranchées, entrez dans un abri : vous trouverez en train d'écrire des sentinelles penchées sur un créneau, des hommes couchés sur leur sac. On griffonne au crayon tant bien que mal: ce que les yeux ne déchiffreront pas, le coeur le devinera bien. Et l'on remplit toute sa feuille. De quoi ? Grand Dieu! Dans la vie monotone des tranchées, les nouvelles sont rares; mais les plus petites aventures feront tant de plaisir, là-bas !

Or, maintenant, l'on sait écrire. J'ai lu bien souvent des lettres de mes hommes. Elles m'ont révélé que la guerre avait été pour eux une véritable maîtresse d'école. Jusqu'alors ils ne savaient pas écrire. Rien n'est pauvre et insignifiant comme une lettre de soldat pendant sa caserne. Il n'a jamais rien a 'vous dire !.. « Il espère que la présente vous trouvera comme elle le quitte, c'est-à-dire en parfaite santé !.. Il voudrait bien 40 sous ! Il signe : Votre enfant pour la vie! » C'est tout. Mais maintenant l'imagination s'ouvre : on raconte; le coeur s'ouvre: on parle. Sa lettre devient ce qu'elle doit être: une conversation à distance. Et celle de nos hommes se fait intéressante et parfois spirituelle, parce qu'elle est improvisée. J'ai lu des lettres sans orthographe, qui étaient de petits chefs-d'oeuvre de style comme de sentiment. La guerre a brisé le cliché des formules désuètes, on ne copie plus : on compose.

C'est probablement l'institution des marraines qui a porté à l'ancien régime épistolaire des casernes les premiers et les plus rudes coups. Ces hommes qui jusqu'alors avaient vécu dans un monde intellectuel d'un niveau fort médiocre se sont trouvés tout à coup dans les mains des lettres de grandes dames du monde qui les appelaient : « Cher ami! » De fines demoiselles leur prodiguaient des phrases délicates et si gentiment tournées! D'abord nos hommes furent perplexes. Comment répondre à pareilles lettres ?

D'instinct, ils recouraient à moi:

« Faites-moi une lettre, mon lieutenant. Vous comprenez, moi je patauge. Où voulez-vous que je trouve des mots si jolis?

---Mais dans ton coeur, mon petit gars! »

C'était un refus et une leçon. Ils la comprenaient vite. Avec l'habitude, en effet, ils se mirent à répondre sous la dictée du coeur. Au début la corvée fut dure. Ils m'apportaient leur brouillon :

« Parlez d'un travail, mon lieutenant. On n'a pas été aux grandes écoles, nous autres. Un crayon dans ma main est plus lourd qu'une pioche. Qu'est-ce qu'elle va dire, la demoiselle? Elle va rire de moi, pour sûr!

---Mais non, mon petit; c'est très bien. Mais pourquoi ne lui racontes-tu pas ta patrouille d'hier soir? Et je l'excitais à l'ouvrage. L'un d'eux trouva ce post-scriptum : « Mademoiselle, j'oubliais de vous dire que la nuit dernière, étant en patrouille, j'ai cueilli pour vous une petite fleur : la voici! »

N'est-ce. pas une perle? Quand il n'écoute que son instinct, le soldat français en ramasse à chaque pas. Mais avant la guerre il ne savait pas s'écouter. Il a fallu que le canon fît taire toutes les voix qui hurlaient à ses oreilles. Dans le silence de la tranchée, il entendit parler son coeur, et quand il en nota sur un papier graisseux les accents joyeux et graves, émus et sublimes, il écrivit : « les lettres du front »!

* * *

A l'école de la tranchée on cultive les lettres... et les arts! Des belles lettres je viens de parler; causons un peu des beaux-arts. Décidément la guerre est féconde en merveilles! Pouvait-on soupçonner que l'art germerait dans la boue? De fait dans tous les boyaux, dans tous les abris il lève et pousse vigoureusement.

Voici d'abord les artistes. Ils portent tous la capote : c'est la blouse d'atelier; c'est l'habit de salon; c'est la livrée de l'Institut. Dans l'académie des tranchées il n'y a point d'élève, point d'apprenti; tous sont maîtres. Ne me parlez pas des professionnels! J'en ai vu un de l'Institut qui peignait à Billon les ruines de la ferme et l'entrée des boyaux. Vraiment un chevalet n'est pas un outil de guerre. Il faisait rire, comme tout ce qui n'est pas à sa place. Chez nous il n'y a que des amateurs, exempts de jalousie autant que de technique; mais passionnés au travail, « le polissant sans cesse, et le repolissant ».

L'atelier est toujours modeste et l'outillage n'est pas encombrant. On dessine avec un morceau de fil de fer; on sculpte sur ses genoux; on lime sur son doigt.

Vous avez pu voir à Paris des expositions d'art de tranchée : ce n'est que l'écume de la vague artistique qui roule dans tous les boyaux. Notre vrai salon est dans la tranchée. On le visite avec une bougie plantée dans une patate ou dans une boîte de conserves; et on admire dans les abris des fresques innombrables, dont l'esprit vaut mieux que le dessin. Sur les étagères des figurines en terre glaise, modelées parfois avec goût, représentent le plus souvent les chefs ou les soldats ennemis sous les traits d'animaux, assurément plus familiers que ceux de l'Apocalypse.---La sculpture est réservée aux Saints. La Vierge Marie a toutes les faveurs, puis les Saints militaires. De plus chaque abri a son petit calvaire surmonté d'une croix.---Le rayon des bijoux est le mieux approvisionné; car les orfèvres sont légion. Avec de la patience, une lime et un morceau de toile émeri, on peut entreprendre un vrai chef-d'oeuvre. Il y en a pour tous les goûts; articles de fumeurs : briquets et tabatières; nécessaire de bureau: presse coupe-papier, encrier, porte-plume; objets de piété : christs, médailles et bénitiers---et les bagues!

Hélas! la matière fait trop souvent défaut. C'est la guerre. L'aluminium allemand, même celui des obus, n'inonde plus les marchés d'Europe. Il fallut bien le remplacer. Alors les cuisines se transforment, après la soupe, en fonderies d'aluminium où les cuillers, les fourchettes, les quarts et les bidons sont offerts en sacrifice au dieu des bijoux!

Ainsi l'on s'amuse. Les heures mortellement longues de la vie des tranchées paraissent quelquefois trop brèves. Le sac lui-même paraît moins lourd quand on le charge d'aluminium. Le travail est un repos, quand on travaille pour son plaisir. Mais s'il est naturel à l'art d'offrir de nobles distractions, elles n'aiment point le cœur bas, ni l'esprit grossier. Serait-il donc vrai que la guerre élève les âmes? Je le crois. Comme elle excite les meilleurs sentiments, elle éveille les meilleurs instincts; et la beauté séduit, comme l'héroïsme entraîne. A quelque chose malheur est bon. La guerre, en embrasant le cœur, en affinant l'esprit, nous a rendus plus français !

On dort!---Alors, me direz-vous, le soldat ne dort-il jamais? Si, le jour de préférence, quand l'artillerie le permet. On a bien raison de dire que les différentes armes s'entendent mal à la guerre. L'artilleur, lui, préfère travailler le jour; et vous savez si son travail est bruyant. Pourtant, le fantassin dort sous les obus! Ce n'est pas qu'on y reconnaisse un écho des chansons maternelles qui berçaient notre enfance; mais la fatigue l'emporte.

Seule l'oisiveté permet le sommeil: il est le salaire du désœuvrement. Sitôt qu'il n'agit plus, le soldat s'endort : qu'il ait l'œil au créneau, qu'il soit assis sur une banquette de tir, ou qu'il s'étende sur la dure. Même en marchant, le soldat peut dormir; à plus forte raison quand il est immobile.

Aux premiers jours de la tranchée, personne n'avait de lit: c'était un luxe, qu'on ne soupçonnait pas. Où l'aurait-on mis, du reste, quand on n'avait pas d'abri? On dormait dans sa niche sur une poignée de paille. Plus tard on eut sa maison, il fallut bien la meubler. Un lit parut nécessaire. Ce ne fut d'abord qu'un sommier de terre conservé en creusant l'abri. Mais le contact du sol repoussant le sommeil, on eut bientôt fabriqué une couchette avec quelques pieux et un treillis de fil de fer. Le lit convenait ,au style de la pièce, et ne laissait pas pour autant d'être très confortable. Il donnait l'illusion d'un sommier à ressorts. On y goûtait un repos royal, et la chimère aux yeux doux ne dédaignait pas d'y descendre verser sur nos paupières des rêves d'amour et de paix!

Mais---il y a toujours un mais aux bonheurs de ce monde, le Paradis n'étant pas sur la terré --pour jouir de son lit en tranchée, il faudrait de toute évidence qu'on pût l'atteindre à l'aise, et qu'on n'y fût pas dérangé. Or dans

un abri de section, avant d'arriver à sa place, on a piétiné trois dormeurs, qui « râlent » et vous maudissent; on a heurté plusieurs poutres du toit, qui ne disent rien, mais vous cognent la tête; on a trébuché sur un sac malencontreux qui vous précipite la tête la première dans un équipement ou dans une marmite ou sur le ventre d'un copain. Une fois calé dans votre trou, vous subirez les mêmes outrages à la relève prochaine. De plus on dort tout équipé, et trois cartouchières plus une baïonnette sont de désagréables coucheuses.

Or, je n'ai pas encore nommé l'ennemi principal de notre repos. Ce n'est pas le 75, ni même le 420; c'est... le pou! Les poètes du front n'ont pas manqué de célébrer l'attachement du « toto » et sa fécondité : vertus nourricières de cette race puissante, que l'homme s'obstine à méconnaître. De fait dans la tranchée le soldat est si sale, que souvent la vermine le ronge. C'était encore tolérable tant qu'on resta chez nous; mais du jour où l'on occupa quelques tranchées allemandes le mal empira subitement. Il est en effet trop certain que les poux allemands sont comme leurs propriétaires « über alles » : féconds et tenaces plus que tous les autres. Sur la défensive ils sont même plus héroïques : jamais ils ne se rendent; il faut les écraser sur place. Et comme, eux aussi, ils attaquent en masse; malheur à celui dont ils envahissent le territoire! J'en fis plus d'une fois la dure expérience !

On a beau rire : en vérité, c'est atroce! Atroce le travail lugubre des nuits; atroce le repos inquiet des jours. En vérité, c'est atroce! Mais quel beau temps pour la charité ! Je veux le redire encore : la tranchée est le temple de l'amour fraternel le plus profond, le plus absolu, le plus désintéressé qui soit au monde.

Le « moi » partout est haïssable; mais dans la tranchée, je l'ai vu haï: et c'est beau. Si la charité était exilée de nos villes, je lui creuserais une tranchée de guerre, pour qu'elle y vive en reine. Certains prétendent que l'égoïsme est la loi des sociétés humaines.. Eh bien, que ceux-là aillent donc habiter une tranchée française : il y fait clair, et chaud pour le cœur. Quant à moi, j'ai reçu à la guerre de si belles leçons d'amour, que, je crois du moins, je sais maintenant mieux aimer !

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CHAPITRE XV
L'Espion.

Les écriteaux.---Comme bien on le pense, l'ennemi essayait de contenir les flots d'enthousiasme qui débordaient de nos tranchées, non certes par des barrages de front qui eussent surexcité nos cœurs, mais sournoisement, comme il sait le faire, par les coups de sonde de son espionnage. Je n'apprendrai rien à personne si je dis que l'Allemand est maître ès fourberie. Il y a longtemps que Tacite lui en a décerné l'ignominieux brevet; et puisque le germain s'en vante, c'est qu'il en est resté digne. Evidemment sous la capote l'âme d'espion respire mieux à l'aise : car pour ce ferment empoisonné la guerre est le meilleur bouillon de culture. De fait, l'espionnage des tranchées est chez nos ennemis fertile en stratagèmes. Je dirai ceux que j'ai vus.

Par quels moyens connaissaient-ils nos mouvements ? Je l'ignore. Toujours est-il que parfois ils nous les apprenaient: de vive voix ou par écrit suivant la distance entre les tranchées. Cependant ils préféraient l'écriteau. Les sentinelles allemandes le plantaient la nuit sur leur parapet, ou bien les patrouilles le piquaient près de nos fils de fer. C'était un placard de. dimensions notables, portant en anglais très lisible le renseignement qu'on voulait nous transmettre. D'ordinaire on nous souhaitait la bienvenue : « Salut au 293e! » ou la veille des relèves on nous disait « Au revoir! » Cette politesse superflue impressionnait mal nos hommes; mais là où elle sentait une ironie cruelle, c'était pour nous annoncer nos changements de secteur.---« Au revoir au 293e, qui s'en va à X...! » et c'était vrai. Nous ne le savions pas toujours, et ce nous était fort pénible de l'apprendre par cette voie.

Je me souviens d'un écriteau qui fit tout particulièrement scandale. C'était peu avant l'attaque d'Hébuterne. Nous savions qu'on préparait quelque chose de ce côté-là, mais nous ignorions le lieu précis et la date ; nous ignorions surtout, même les officiers, que le régiment dût y prendre part. Le placard allemand nous procura d'un coup tous ces renseignements, et j'avoue que l'information ne laissa pas de nous déconcerter.

* * *

Un jour pourtant l'ennemi se trompa lourdement, et l'écriteau obtint chez nous un' succès de fou rire. Ce fut quand l'Italie déclara la guerre à l'Allemagne.

Nous étions près d'Albert dans les tranchées de Carnoy. Tout à coup vers midi la tranchée allemande s'emplit de chants désordonnés ; les fifres et les tambours résonnaient frénétiquement. Nous étions tous aux écoutes. Qu'est-ce que cela voulait dire ?

« Ce doit être un kronprinz qui visite sa troupe.

---Ou qui vient de se faire battre; et on le console à l'allemande.

Sans être émus nous étions intrigués.

La séance durait depuis plus d'un quart d'heure, quand soudain sur la tranchée boche des écriteaux se dressèrent de distance en distance. Ils portaient en gros caractères : « Vive l'Italie! »

La farce était grossière. On riposta en bon français. D'un bout à l'autre de nos tranchées s'éleva subitement une immense clameur: « Vive Italie! » parmi les' accents de la Marseillaise. Je crois que de ma vie je ne l'ai chantée d'aussi bon cœur. Cependant on préparait en hâte des écriteaux. Bientôt ils émergèrent de nos parapets en face des placards allemands. Ils portaient en lettres énormes « Vive l'Italie! Vive l'Italie! »

On dit parfois dans les communiqués: Notre artillerie a réduit au silence l'artillerie adverse. Nos chants, ce jour-là, firent taire les gosiers allemands. Vers le soir un de nos aviateurs descendit sur les tranchées boches, et lança par paquets la déclaration de guerre de l'Italie à l'Allemagne. Notre victoire se compléta la nuit par de vrais prisonniers. Deux soldats se rendirent dans nos fils de fer, se déclarant écœurés, parce que les officiers avaient trompé leurs hommes.

Mais n'est-ce pas la morale de la guerre allemande ?

Nos obus asphyxiants.---Est-il pour un pays fiancée plus indésirable que la guerre? Au jour néfaste de leur union elle peut dire avec l'Ecriture au peuple qui la reçoit : « Sponsuss anguisnum tu mihi es : Tu es pour moi un époux de sang! » Du. moins si dans le temps de leurs épousailles la terre ne boit en vérité que du sang et des larmes, pas n'est besoin pour l'en abreuver de faire appel au crime. Le monde civilisé le croyait jusqu'ici.

Mais aux bras de l'Allemagne la guerre s'est déshonorée dans des orgies sans nom. Ils ont pris goût au sang et aux larmes. L'art militaire leur en versa à flots sans apaiser leur soit cruelle. Alors la science jusque-là pacifique accepta de pourvoir aux ripailles sanglantes, et lança sur le monde épouvanté des nuages de mort!

Sans insuffler à l'honnête homme l'âme d'un malfaiteur, pour lui en donner les ressources il faut un temps d'apprentissage d'autant plus long que ce métier lui répugne. Nous attendîmes des mois nos obus asphyxiants. Au mois de juin 1915 on voulut en tenter l'essai. Voici comment il faillit avorter sous les coups de l'espionnage allemand.

Le colonel d'un régiment voisin, qui m'honorait d'une cordiale hospitalité, me confia certain jour qu'il était chargé d'élaborer le plan d'une petite attaque destinée à constater l'effet des obus asphyxiants, qu'on allait employer pour la première fois. Le secret le plus absolu présidait à l'opération. Le terrain d'expérience ayant été choisi au bois des Allemands, tout fut arrêté pour un lundi matin. A huit heures, nous reçûmes du quartier général l'ordre de rentrer dans nos abris, parce que l'attaque, proche de nous, pouvait provoquer un tir de représailles contre lequel il fallait s'assurer. Or, à dix heures l'ordre fut donné de reprendre le service habituel. Aucun obus n'avait été tiré. Je courus chez mon colonel.

---Quoi donc ? Et l'attaque ? Encore un raté ?

---Ah! mon cher, me répondit-il, vous ne devinerez jamais ce qui vient d'arriver. A huit heures et demie sur la tranchée allemande qu'on devait asphyxier un écriteau s'est tout à coup dressé portant cette phrase: « A neuf heures vous allez nous envoyer des obus asphyxiants. Bon courage! » On dut remettre l'attaque au lendemain.---Sans commentaire! »

Un marchand de journaux.---Par un de ces beaux soirs d'été où le jour quittant à regret la terre s'endort lentement dans un crépuscule de fraîcheur et de clarté, nous étions, les officiers de la compagnie, accroupis à l'entrée de l'abri du capitaine fredonnant des couplets joyeux en attendant la soupe. La table dressée, on s'y installait à peine quand un cycliste se présenta. Il portait au col de sa vareuse le numéro du régiment voisin et sous le bras un paquet de journaux. Saluant correctement il dit :

---Pourrais-je, mon capitaine, placer mes journaux chez vous ?

Dans la tranchée les cyclistes ont des loisirs. Ils apportent en première ligne journaux et revues. Mais le cycliste d'une compagnie suffit à la pourvoir, et on ne les voit jamais dans une autre unité, un autre régiment surtout.

Le capitaine fixa notre homme.

---Comment se fait-il que vous n'êtes pas dans votre secteur, mon ami ? Les affaires ne vont pas chez vous ?

Il répondit simplement

~ Voici, mon capitaine. J'ai acheté ce matin beaucoup trop de journaux. Il m'en reste comme vous le voyez. Alors j'ai demandé à mon commandant de pouvoir retourner par ici au cas où vous voudriez bien, mon capitaine, me permettre de liquider mon stock. J'ai des revues qui vous intéresseraient, je crois.

---Faites voir, dit Raoul.

Notre marchand était vraiment bien approvisionné.

--- Attendez qu'on se serve d'abord ! On pilla sa boutique et on paya largement.

--- Maintenant, dit le capitaine, vous pourrez certainement placer le reste sans courir loin. Les hommes soupent; ils vous achèteront volontiers.

Il remercia gracieusement, et ramassa ses journaux épars.

--- Georges, apporte un verre, dis-je à mon ordonnance. Notre commissionnaire ne l'a pas volé.

On trinqua. Il partit.

Sans plus nous soucier du cycliste inconnu, nous nous mîmes à table. J'étais assis sur une marche, appuyé au chambranle de la porte. Nous commencions à peine, quand un homme passant devant l'abri me cria :

« Mon lieutenant, venez donc voir le cycliste avec ses journaux. Je vous promets qu'il a perdu le sourire. Non, mais venez donc voir ça ! »

Je sortis. Notre marchand s'en allait tête basse entre deux hommes baïonnette au canon, soulevant sur son passage des rires moqueurs et des imprécations.

« Eh, dis donc, vieux, faut pas t'en faire on les aura, les Boches !

--- Attends donc d'être fusillé pour prendre un air de cadavre. --- Dis donc, toi le cabot, où que tu l'emmènes ton boche ? Tu pourrais pas l'étriper tout de suite, pour qu'on voie ce qu'il a dans le ventre? Il a avalé de nos secrets; faut qu'il les rende.

--- Ah! c'est pas moi, assurait un paysan madré, qui voulais acheter sa camelote. Son air ne me revenait pas. C'est tout de même vrai que les Boches ont pas la g... comme tout le monde. Mais il faut savoir regarder.

Qu'est-ce que tout cela voulait dire? J'étais fort intrigué. On m'apprit que c'était un espion arrêté dans la compagnie voisine. J'y courus. Voici ce qu'on me conta :

Cet homme était venu trouver le capitaine, lui offrant avec sa marchandise les mêmes explications qu'à nous. Mais par hasard il s'était rencontré avec un officier supérieur qui, sachant que depuis quinze jours on recherchait un espion bavarois dans nos lignes, avait conçu de la défiance.

--- Attendez, mon ami, avait-il dit au cycliste.

Je vais téléphoner à votre commandant pour vérifier vos dires.

Alors l'autre, froidement, avait déclaré aussitôt :

--- Ce n'est pas la peine. Voici mes papiers. Je suis, monsieur, officier bavarois de la tranchée en face!

On l'emmena. J'ignore ce qu'il est devenu.

Tout de même, c'était un brave. L'audace de son entreprise et la crânerie de son aveu forçaient l'admiration. Un soldat, qui l'avait entendu, me disait au retour :

---C'est pas un Boche, celui-là, mon lieutenant; c'est un homme !

* * *

Mais de pareilles histoires engendrent du malaise au front. On sait que pour un espion arrêté cent autres circulent librement, et la tentation devient grande de voir des espions et des traîtres partout. Alors pendant quelques jours on épie, on suspecte; les sentinelles sont intraitables; le gendarme est sans pitié. Mais la crise de défiance ne dure pas longtemps. Cet acide ne mord pas dans le diamant du coeur français, tandis que pour y creuser un sillon il suffit d'un rire ou d'une larme !

J'emploie à dessein cette image, que j'ai vu souvent se réaliser. Dans nos mauvais jours rencontrait-on en marche un colporteur traînant sa balle de papier à lettre et de lacets de soulier, on criait vite à l'espion. Pendant la pose on l'entourait sans bienveillance. Que l' homme sût trouver une blague, ou que parlant d'un fils tombé au champ d'honneur, on vit à ses yeux perler quelques larmes : « Ah! le pauvre vieux! s'écriait-on ; et on achetait sa boutique et on lui eût tout raconté.

Après tout, cette confiance naïve n'appartient qu'aux grands coeurs. Je comprends que les petites bourses se renseignent avant de faire l'aumône. Il faut être riche pour donner à tout venant sans crainte de se ruiner. Laissez le cœur français prodiguer ses tendresses : vous ne l'épuiserez jamais. Voyez Dieu! Il caresse du même rayon de soleil le visage du juste et celui de l'impie. Il les reconnaît; mais par miséricorde il ne les nomme pas. Son amour répugne à l'économie. Il donne, il va même plus loin: il pardonne, c'est-à-dire il donne au delà, hors de la mesure. Si le coeur français n'a pas de mesure, s'il va trop loin, s'il se livre à l'excès, j'attendrai que Dieu le lui reproche.

S'il ne refuse pas sa joue au baiser d'un traître, ne souriez pas ironiquement. Le Christ a fait de même. Il est beau que jusqu'à ce point-là les gestes de la France en armes soient encore les gestes de Dieu !

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CHAPITRE XVI
Au Cantonnement.

Comme au sein du désert en feu la caravane se hâte vers l'oasis prochaine, ainsi au soir des relèves se presse dans les boyaux emplis de boue et d'ombre le long défilé des soldats en marche vers le cantonnement. Quels murmures quand les autres, ceux de la relève, se font attendre ! Mais eux ne sont pas si pressés : la misère vient toujours trop tôt : on ne court pas après elle. Dès qu'ils apparaissent, on est prêt à partir; et les services transmis, on part. Quand on quitte la première ligne, le fardeau est léger, le temps est toujours beau. Aussi personne ne s'attarde en route : on soupire après le cantonnement.

Souvent les extrêmes se touchent. De Bécordel à Bray, il n'y a pas loin : entre les deux c'était l'abîme qui sépare le calme de l'agitation, et le dénuement du confort. C'étaient deux types de cantonnement.

Parmi les ruines.---Depuis longtemps Bécordel était en ruines; du moins, au centre du village, car l'ennemi s'acharnait sur l'Église et les maisons avoisinantes. Aux extrémités du village, on trouvait encore des abris. Il y avait même un château, que tous les obus respectaient. Naturellement, les officiers y avaient élu domicile. On ne s'y ennuyait pas; car le piano du salon égayait ce séjour. On chantait, on valsait, et les heures paraissaient brèves.

De l'Église effondrée, seul le clocher restait debout. Un jour j'en franchis le seuil. Je vois encore l'horrible tas de décombres, où voisinaient parmi les briques de la toiture les bancs et les autels brisés. J'étais là monté sur ces ruines saintes, quand mon attention douloureuse fut attirée par un spectacle charmant : parmi les ruines une fleur poussait! Je me mis à genoux près d'elle; et je vis au bord d'un trou d'obus un frêle myosotis ouvrant ses petits yeux bleus.

Il disait : « Souviens-toi! »

---Souviens-toi de ces ruines sacrilèges, que le ciel ne saurait oublier!

---Surtout n'oublie jamais qu'au sein même de la mort Dieu dépose des germes de vie. Au sanctuaire des cœurs, dans le temple des âmes la guerre amoncelle les ruines. Regarde bien! Le ciel y fait pousser des fleurs : fleurs de charité, d'espérance, et de foi; fleurs d'héroïsme; fleurs de victoire.

---Souviens-toi : parmi les ruines une fleur poussait ! Qu'on la protège, et qu'on l'arrose, et la graine se multipliera, et les décombres se couvriront de fleurs.

---Souviens-toi, tu l'as déjà vu, qu'elles sont même plus fraîches, plus odorantes, ces fleurs qui naissent de la tempête, et qu'on arrose avec du sang !...

Au milieu de ma contemplation, ma pensée devint une prière. Je me relevai tout ému; et puis je m'en allai joyeux:

Parmi les ruines j'avais vu pousser une fleur!

---J'entrai au presbytère. Peut-être pourrai-je sauver des derniers outrages quelque vase sacré, ou de saintes reliques ! Une seule pièce était presque intacte : le cabinet de travail du curé. On n'avait pas touché à la bibliothèque, et l'harmonium était encore là. Mais partout ailleurs les obus avaient éventré et les murs et les meubles. C'était le chaos. Or voici qu'au-dessus d'un lit coupé en deux je vis sur un pan de mur qui ne tenait que par miracle un petit rosaire disposé en M. Je l'emportai précieusement; et, mon enquête terminée, je partis au château. Je n'avais pas fait 50 mètres sur la route déserte, qu'un obus traversant le clocher vint s'abattre sur le presbytère, j'y retournai aussitôt. Le pan, de mur de mon rosaire avait reçu le choc, et remplissait la pièce de ses débris fumants. N'ayant plus de raison d'être, il s'était écroulé. On devine bien que mon rosaire me parut encore plus précieux. Comment ai-je pu le perdre? Mais j'ai mieux retenu la leçon de la petite fleur. Souviens-toi! Je n'oublierai jamais !

Au Bon Diable!---La petite ville de Bray-sur-Somme, proprette et élégante, avec ses larges rues pavées, sa grande place, son hôtel de ville monumental, et sa belle Église, était un cantonnement de premier ordre. Dans le secteur de Carnoy, où la tranchée n'était pas attrayante, cette coquette de Bray nous offrait toutes les séductions : des maisons fort hospitalières, des magasins bien approvisionnés, des cafés complaisants, les rives enchantées de la Somme, et un ciel presque toujours gai. Là on était à cent lieues de la guerre; et nous l'eussions vite oubliée si parfois à l'aurore quelques taubes n'étaient venus troubler notre sommeil de leurs ronflements disgracieux. Par ailleurs, l'exercice n'était qu'un passe-temps; on ne pouvait sortir de la ville sans risquer d'être aperçu sur les hauteurs qui la dominaient. C'était donc le parfait repos! On le goûtait surtout au Bon Diable: c'était pour nous dans Bray le centre d'attraction. Quoique situé au coeur de la ville, le café « Au Bon Diable » n'était pas d'un facile accès. Il était comme les autres consigné à la troupe. Mais en frappant trois petits coups discrets, les portes s'ouvraient d'elles-mêmes. On pénétrait dans une cour, où des clients favoris dégustaient sous la charmille des apéritifs de choix.

La patronne, une bonne vieille petite mère,---on l'appelait maman---avait la langue sur les lèvres et le coeur dans la main: mais elle n'aimait pas les curés. Le patron, taciturne, lisait L'Humanité, et ne s'en cachait pas. La demoiselle, avenante et discrète, n'était point Enfant de Marie : au point de vue religieux, cet excellent café était peut-être un diable, mais quel bon diable c'était! Il paraît qu'aucun homme d'Eglise n'y pouvait mettre les pieds. J'avoue que les miens s'y attardaient sans que le plancher ne les brulât. Bientôt tous les officiers au repos le fréquentèrent assidûment, et ceux de ma compagnie avec une particulière ferveur. Or, dans le cours de la conversation on me lançait à tout propos mille petits traits aimables sur mon caractère de moine, et je ripostais du même ton rieur. Les patrons du café, tout en me soignant comme un fils, paraissaient intrigués.

---Dites donc, Maman, dis-je un jour à la vieille, demain après ma messe je viendrai prendre un bol de lait.

---Après ta messe, après ta messe! Qué qu'tu dis là, mon p'tit fieu?

---Mais oui, après ma messe, je suis curé, moi.

---Toi, curé? Ah ben sûr que non!

---Et pourquoi pas? repris-je.

---Mais as-tu vu un curé avec des yeux comme toi? Et ça sait pas sourire, un curé, je te le dis. Ah! non, t'as pas la tête à ça!

---Je vous assure que si. Pariez-vous un champagne?

---Y parierais ben toute ma cave, si t'en avais les moyens. Dis donc, ma fille, entends-tu ch'tit lieutenant? El' dit qu'el' est curé!

---Vous plaisantez, lieutenant.

---Mais non, Mademoiselle; et je parie encore avec vous.

---Ce fut fait. Je courus chez la voisine, mon hôtesse, pour qu'elle rendît témoignage à la vérité. Il fut décisif et le pari gagné.

Or, que croyez-vous qu'il advint? A partir de ce jour, je fus l'enfant chéri de la maison; et les âmes s'ouvrirent comme s'ouvraient les cœurs. Quand relevé du secteur de Carnoy je fis mes adieux au Bon Diable, j'ai vu trois bonnes gens pleurer à chaudes larmes; et moi j'avais le cœur gros comme en quittant ma maison natale. J'y reviendrai. Je l'ai promis.

L'atelier de Dernancourt.---On travaille au cantonnement et c'est à Dernancourt qu'on travaillait le mieux.

Même en temps de guerre, on peut sans déchoir cesser un jour d'être soldat, et faire oeuvre de paix. Nos hommes s'occupaient aux champs. Quand, au rapport, le sergent. demandait des volontaires pour les fermes, les mains se levaient très vite, et les doigts claquaient fort.

D'abord, on battit le blé. Le grain manquait et la paille, tandis que les granges pliaient sous les gerbes et que les meules pourrissaient dans les champs en friche. L'intendance intervint, et de nouveau les batteuses trépignèrent de joie. Il fallait voir cet entrain au travail! La machine s'engouait à avaler trop d'épis à la fois; mais les distributeurs infatigables la gavaient sans répit. Le monte-paille bondissait à se rompre, et le grain crevait par endroits la panse trop pleine des vieux sacs. L'aire s'emplissait de chansons; et quand nos hommes la quittaient, ruisselant de poussière et de sueur, leurs yeux pétillaient de plaisir.

Ce fut ensuite l'époque des labours. Qu'ils étaient fiers ces soldats paysans, de traîner sous leurs bottes une épaisse semelle de fumier! Ils se croyaient chez eux. On en trouvait conduisant les boeufs, heureux de nommer les bêtes en les piquant de l'aiguillon. On en voyait çà et là dans la plaine, ouvrant à la charrue d'irréprochables sillons. Ailleurs, ils fauchaient sans relâche. Et tous chantaient à perdre haleine, suivant d'un oeil moqueur leurs camarades, vrais rescapés de la caserne, faire l'exercice dans les prés fauchés.

Ils se retrouvaient à la soupe, et leur verve gauloise se donnait de joyeux assauts.

---Eh! dis donc, mon valet; tu sens le crotin.

---Pour sûr, c'est plus chic l'exercice. Une, deux, une, deux: ce matin mes bœufs rigolaient à vous voir !

---Sale ventre à choux, en as-tu bouffé de la paille?

---Chacun son goût, mon vieux. T'aimes mieux bouffer les kilomètres, et les corvées, et la consigne. T'en crèveras avant moi.

---Faut pas t'en faire !

---On les aura !

Et le travail des champs, doré par le plaisir, continuait d'être un repos. Il n'y a pas à dire: la guerre est vraiment le contraire de la paix !.

* * *

Mais le travail de guerre restait une corvée. Le rapport lui donnait ce nom : corvée de tranchée, corvée du génie.

---On creusait alors, en avant du village, la seconde ligne de défense. Successivement, les troupes au repos établirent le réseau complet de tranchées, de boyaux, d'abris. C'était presque un travail d'art. On avait le temps et les moyens de le perfectionner sans cesse, et on y prenait goût. Quand la ligne fut achevée, on la garnit de fils de fer. Les réseaux furent tressés selon toutes les règles : ils pouvaient inspirer confiance.

Mais les hommes se disaient entre eux

« A quoi bon ces tranchées, qu'on n'habitera pas? »

Les sages répliquaient : « On ne peut pas savoir! »

« As-tu envie de reculer, toi? Pour habiter ici, il faudrait perdre trois à quatre kilomètres. Je te dis, moi, que dans toute la Bochie, il n'y a pas assez de Boches pour les prendre. »

L'événement vient encore de justifier les sages. Gageons qu'il n'aura pas rendu les autres plus prudents. Chez nous, on préfère gaspiller pour se tirer d'un mauvais pas cent fois plus d'esprit qu'il n'en fallait pour l'éviter. Que voulez-vous? Nous sommes trop riches, et la richesse est un danger, celle de l'esprit comme celle des écus. Allez parler d'économie au milliardaire, qui ne connaît pas sa fortune ! Le Français c'est le milliardaire de l'esprit et du cœur. Et comme il a sa fortune en naissant, il n'en connaît pas le prix. Il gaspille donc; mais rassurez-vous: la France ne fera pas faillite; ou ce serait la ruine du monde !

Au bord de la rivière on travaillait au compte du génie. Quel pauvre chantier! Des bras; mais point d'outils. Pour débiter des arbres, on taillait au couteau des coins dans les copeaux; une branche servait de maillet. Je crois que par pitié les troncs se fendaient d'eux-mêmes. En tout cas, les rondins s'alignaient, que les fourgons du génie emportaient chaque soir au Calvaire de Bécourt.

D'autres équipes ramassaient les brindilles pour la confection des gabions et des claies. C'était un travail facile; et sans se tuer à l'ouvrage, chaque homme pouvait fournir une claie et un gabion. On piquait en terre quatre branches de la grosseur du pouce sur une ligne droite pour une claie, en cercle pour un gabion; et l'on tressait de l'une à l'autre toutes les branches menues. C'était un jeu d'enfant. Aussi les hommes s'y donnaient volontiers, d'autant que la corvée, quand le temps était beau, ressemblait à une promenade. Sitôt le travail achevé, on se couchait dans l'herbe au bord de la rivière. An sortir de la première ligne le farniente est si bon!

On le goûtait encore mieux aux corvées de lessive. Par de belles après-midi de printemps nos hommes, le paquet de linge sous le bras avec en main leur brosse et un morceau de savon, partaient à la rivière : c'était notre lavoir. Chacun s'installait à sa guise. On cherchait un coin, une roche; et la lessive battait ferme, rythmée par les chansons.

Qu'on est alors loin de la guerre! Les soucis et les craintes s'en vont au fil de l'eau : c'est l'heure de la paix. On regarde parfois, étonnés, l'avion qui ronfle dans le ciel tranquille; et l'on entend distraitement les obus éclater là-bas. On se tue à trois kilomètres : ici, on y pense à peine !

Le linge lavé, on l'étend sur l'herbe, on le pend aux buissons; et durant qu'il s'égoutte, on pêche, on lit, on cause, on dort.

Les plus jeunes préféraient le jeu. Les barres réunissaient de nombreux partisans; les sportsmen décidés préféraient le football. De part et d'autre, quelle belle ardeur d'écoliers! On s'échauffait à la course, on s'acharnait à la lutte, comme si nulle pensée grave ne nous préoccupât alors. On jetait tout dans la partie : ses muscles et son cœur; et du jeu les muscles sortaient sainement fatigués, le cœur empli d'énergies nouvelles. C'était un bain de jeunesse et de gaieté française, où l'âme énervée par six jours de première ligne se retrempait délicieusement!

Braves Pandores.---La joie chez un guerrier est-elle donc un crime? Sur toutes les routes du plaisir nous trouvions des gendarmes. Juste ciel, quel rabat-joie! Un aimable confrère, très versé dans les Ecritures, me dit un jour fort sérieusement que sur la foi des découvertes récentes il corrigeait sa Bible. Comme je me récriai, il m'objecta un malicieux sourire, et m'ouvrant son volume au chapitre où le Sage énumère trois par trois les choses qu'il n'aime point:

---« Il manque sûrement un verset, me dit-il, je l'ai rétabli. On peut mettre en doute son authenticité, mais sa vérité est patente. Il y a trois choses que mon âme déteste : les Boches, les poux et les gendarmes! »

Je crois qu'en effet ce verset eût alors rencontré peu d'incrédules au front. Mais si les gendarmes étaient peu estimés du soldat, ce n'était point, j'aime à le dire, parce qu'ils font respecter la loi que nul d'entre nous ne songe à outrager, que pour ces deux justes griefs : leur service avait alors trop peu de sens, et leurs procédés manquaient de tact. Or, c'est en France pécher deux fois contre l'esprit, et ce péché est toujours grave; parfois même il fut réputé mortel, car les coupables l'expièrent de leur vie.

S'ils eussent recherché les espions, ou arrêté pour leur faire rendre gorge les spéculateurs éhontés, on les eût loués sans mesure et on leur eût prêté main-forte. Mais, que faisaient-ils d'ordinaire sinon malmener les soldats et les traquer dans tous les coins où se cachaient à leur adresse quelques petites douceurs? Était-il besoin pour un tel service, que chaque troupe assure par ailleurs, d'entretenir au cantonnement de jeunes et solides gaillards, soldats de métier après tout? Plusieurs ont estimé que leur place était à l'avant; ils l'ont sollicitée, puis tenue héroïquement: c'est bien. Tous, sans nul doute, préféreraient combattre. Ils attendent qu'on les y envoie; et en attendant ils s'aliènent toutes les sympathies. Pauvres gens : ils en avaient déjà si peu!

Et puis vraiment ils étaient indiscrets. Quand on est au repos, on veut être tranquille, même si cela déplaît justement au Pandore. Encore s'ils avaient la manière d'offrir leur prison! car surtout en ce cas la manière de donner vaut mieux que ce qu'on donne. Quoi d'étonnant que le poilu trouve un malin plaisir à « posséder » le flic, ou à s'en revancher! Un soir, plusieurs officiers s'étaient attardés après l'heure dans un café de Dernancourt. Survint le gendarme, qui verbalisa. Il ne pouvait emmener les délinquants au poste; il porta plainte au général. Juste ciel, quelle affaire ! on eût cru la République en danger. Pendant plusieurs jours le général en oublia la guerre! Un médecin se chargea de purger la police de sa mauvaise humeur. Avec la complicité de l'horloge il prolongeait sa partie au café en compagnie du capitaine de la gendarmerie, quand l'officier de ronde avisé vint les surprendre en flagrant délit. La revanche était belle. L'intègre policier, cédant à la crainte d'une dénonciation fatale, nous promit la tranquillité, et tint parole.

Chacun combat avec ses armes. Nos soldats plus d'une fois employèrent la force. Il n'y a rien de tel qu'une bonne raclée pour guérir de l'intempérance. Mais par malheur il arriva qu'un gendarme pris de zèle voulut résister à des hommes pris de boisson. Que voulez-vous qu'il fît contre dix? Qu'il mourût? C'est ce qu'il fit, mais il eut tort.

Que les choses iraient mieux si chacun restait à sa place. Nous ne sommes pas trop contre les Boches: il y en a pour tout le monde: aux gendarmes ceux de l'intérieur, qui ne manquent pas; à nous ceux de la tranchée. Mais de grâce, gendarmes, laissez-nous combattre et mourir en paix; et vous, allez vous faire tuer ailleurs!

Revues.---Le zèle est un alcool qu'il faut prendre à dose modérée: alors il réchauffe le cœur, et fouette les énergies. Mais le zèle a ses intempérants, chez qui la raison ne commande plus : ils ne savent que vociférer, et s'ils prennent en main une affaire la briser. Chez l'individu et dans la société l'excès est un poison, qui débilite toujours et finit par corrompre le meilleur organisme physique et moral. Qu'ils soient pleins de zèle ou d'alcool, je n'aime pas les ivrognes.

Hélas! ils ne manquent pas à l'armée. Que d'institutions excellentes s'y trouvent viciées par un zèle excessif. Je parle maintenant des revues. Le soldat négligent a besoin des revues; mais non pas d'en être accablé. Or, il semble à certains chefs qu'ils doivent toujours inspecter quelque chose. Que ne passe-t-on pas en revue? Les cantonnements, les hommes, leurs habits, leurs armes, etc., etc. Je n'ose poursuivre cette énumération. Alors pour ces hommes excédés, le bienfait dégénère en corvée vexatoire. Que dis-je? Il sert de punition aux mains des alcooliques du zèle!

Ce n'est déjà pas si facile avec des soldats du calibre des nôtres de passer une sage revue! Ils sont tous si experts dans l'art de vous « rouler » !

---Sais-tu qui passe la revue?

---Le lieutenant X. . .

---Alors faut pas s'en faire! C'est une bonne poire : il est toujours content.

---Il parait que c'est le juteux (l'adjudant).

---Faut le rouler, cette sale rosse, ce vrai chien de quartier, qui gratterait de ses pattes une semelle pour voir s'il ne manque pas un clou !

---Le capitaine, lui, est un chic type. Faut qu'y soye content! »

Ainsi les mêmes hommes qui arracheraient des boutons à leur capote pour faire enrager l'adjudant, s'astiqueront des heures entières pour plaire à leur capitaine. Chez eux l'obéissance est fille de l'amour. Je me garderai bien de les en blâmer.

~ Il y a des revues solennelles qui sont de pures cérémonies, préludes obligatoires des fêtes militaires. Si leur préparation n'est pas trop onéreuse et si elles ne s'éternisent pas, le soldat en emporte un bon souvenir; car il aime voir de temps à autre les grands chefs de l'armée.

Je me rappelle qu'avant de quitter Dernancourt, le régiment fut passé en revue par le général B... rappelé du Maroc pour prendre le commandement de notre corps d'armée. Arrivé devant moi, le colonel lui dit:

---C'est un religieux !

---Eh bien, mon Père, me dit le général; ça vous sort un peu du couvent !

---Très peu, mon général, lui dis-je : le moine et le soldat ont plus d'un trait commun.

---Vous trouvez? .

---Certainement, mon général. Ils observent la même discipline; ils ignorent tous deux le confort; même ils gardent tous deux le célibat!

---Vous avez raison, lieutenant! Il ajouta avec un bon sourire :

---Vos hommes sont-ils de parfaits novices?

---Je vous assure, mon général, que la communauté va bien.

---Je vous en félicite! et me tendant la main il s'éloigna.

Je me sentis fier et heureux, et mes hommes encore plus que moi.

---C'est un poteau, not' vieux! répétaient-ils.

---Pour sûr que c'est un plaisir d'être commandé comme ça. On se ferait tuer sans rechigner avec des clients de cette espèce!

Or, les premières impressions sont les plus tenaces, et souvent chez nous décisives. De telles scènes de bonhomie exercent sur le moral la plus salutaire influence, tant il est vrai que le soldat français se livre corps et âme à qui sait lui parler au cœur!

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CHAPITRE XVII
Dieu avec nous.

Je veux dépouiller l'ennemi de ce titre usurpé. Il est vrai qu'il l'explique et le justifie. Son dieu n'est point notre Dieu. Le nôtre est fidèle dans ses promesses, et ses deux Testaments ne sont pas des chiffons de papier. Il s'appelle lui-même le Père des veuves et des orphelins : ce n'est pas pour les égorger. Le nôtre se détruirait s'il incendiait ses temples et massacrait ses prêtres. En vérité le vieux dieu allemand n'est pas le Dieu qui combat avec nous.

Du reste le nôtre a un nom propre : Jésus Christ; et quoi qu'en dise le Herr Doctor Reimer, Jésus n'a rien d'un boche: ni la Kultur, ni le physique, pas même le nom (1).

[Note (1): Dans son livre « Ein pangermanisches Deutschland» (1905), M. Reimer observe que Jésus-Christ, avec ses yeux bleus, ses cheveux blonds et sa carnation rose, avait un physique essentiellement allemand.

L'analyse de son nom contribue à prouver son origine germaine . La première syllabe « Jes » est manifestement une altération de la syllabe « Ger »; car la lettre r fréquemment traitée comme voyelle tombe ou se transforme en s. La seconde syllabe « us » n'est que la terminaison latine des mots masculins. Elle équivaut par conséquent au « man » anglais ou allemand.

Donc « Jésus » est l'équivalent de « German ».

Nier après cela la race germanique du Fils de Dieu, c'est faire preuve d'un odieux parti pris ou d'une coupable malice.

(Cf. Muret: L'orgueil allemand, passim.)]

Aussi chez nous l'on honore Dieu par la religion, qu'il a prêchée au monde, et que l'Église enseigne. Déjà en cours de route nous fûmes souvent témoins de la piété des soldats; au repos du cantonnement édifions-nous à loisir.

L'autel de Castelnau.---Un jour à la Neuville-les-Bray le général de Castelnau vint passer en revue le régiment au repos. Ce fut un événement. Enfin nous allions voir cet homme dont la France prononçait le nom avec un accent de victoire. C'était notre chef d'armée, et nous ne le connaissions pas. Il est vrai que l'horizon du coeur s'étend plus loin que celui des yeux; car l'affection peut embrasser ceux que le regard n'atteint pas. On voulut être présentable, et l'on « en mit » ce matin-là! On avait soigneusement préparé sa revue, car on connaissait ses principes. Persuadé que l'armée doit être une vraie famille, notre général exige qu'un colonel connaisse de tous ses officiers, et chaque officier connaisse de tous ses hommes, la situation domestique, sociale et militaire. Nous étions tous prêts.

Midi sonnait, quand il parut. Un murmure de désillusion se fit jour à travers les rangs:

---C'est ça? Castelnau !

Nous étions déçus. Par une curieuse transposition des termes, on prête volontiers aux grands hommes une haute stature, des airs de majesté. Et l'on voyait venir à nous un tout petit homme, le képi de travers, trottinant, souriant, saluant: c'était ça, Castelnau !

Il visita chaque section. Quand il aborda la mienne mon colonel me désignant lui dit.

« C'est un religieux.

---Ah! très bien, fit le général, et il me tendit la main.

---Dites-vous la messe, lieutenant?

---Quand je le puis, mon général.

---Comment? Pas tous les jours?

---Seulement au repos; mais jamais en tranchée.

---Et pourquoi donc? Avez-vous peur?

---Ah! certes non, mon général; mais je n'ai pas le nécessaire.

---Comment? Vous n'avez pas un autel portatif ?

---Non, mon général.

---Alors je vais me permettre de vous en offrir un.

---Inscrivez, dit-il à son secrétaire : un autel portatif pour le lieutenant Raymond. »

Je remerciai de mon mieux; mais, je l'avoue, sans conviction.---« C'est une promesse de revue, me disais-je : autant en emporte le vent! »

Le général me questionna sur plusieurs de mes hommes et leur parla avec tant de bonté, que pour la première fois de ma vie militaire j'entendis des soldats répondre intelligemment. D'ordinaire ils sont si émus devant un général, et tremblent si nerveusement, que les idées restent dans la gorge, et les mots sortent incohérents. Mais avec son sourire charmeur Castelnau inspirait une filiale confiance, captivant les esprits et séduisant les cœurs. En moins d'une demi-heure il nous avait conquis, et « possédait » le régiment.

Il réunit enfin les officiers, et leur tint ce petit discours: « Messieurs, j'étais heureux de vous commander; je le suis plus encore après vous avoir vus. Le beau régiment que le vôtre! Prenez soin, je vous prie, de ces hommes admirables: de leur bien-être physique selon vos ressources; mais surtout de leur moral. Vos hommes sont pour la plupart Vendéens et Bretons : ils sont donc croyants convaincus. Donnez-leur les moyens de satisfaire leurs besoins religieux. Le temps qu'ils passeront à l'Eglise n'est pas perdu pour l'armée : on sort de là meilleur qu'en y entrant, meilleur citoyen et meilleur soldat. Au revoir, Messieurs, je vous remercie. »

A chacun de nous il serra la main, et partit, nous laissant tous enthousiasmés.

Je n'étais pas le moins heureux. Avec le souvenir de ces douces et fortes paroles, j'emportai la promesse d'un don magnifique, et maintenant j'étais convaincu que pour ce grand cœur et cette grande âme, promettre c'est tenir. Cependant deux jours après la revue nous montâmes en tranchée, et je n'avais rien reçu.

---Vous en faites pas, mon lieutenant, me répétaient mes hommes. Vous l'aurez, votre autel. Des hommes pareils, ça n'oublie pas. Mais il a d'autres chats à fouetter !

Mon attente ne fut pas longue. Le lendemain en première ligne on m'apporta une valise avec ce simple mot: Le général de Castelnau au lieutenant Raymond. C'était mon autel. ~

Oh! l'inestimable présent! Avec quelle ferveur il fut accueilli et utilisé désormais! Il me semblait chaque matin qu'en ouvrant mon autel une source jaillissait, qui remplissait ma tranchée de joies et de forces divines. Combien d'âmes altérées s'y abreuvèrent à l'aise !

C'était parmi mes hommes à qui porterait la valise, préparerait l'autel, servirait la messe. Les escouades m'offraient leurs abris:

---Où qu'il va venir le Bon Dieu ce matin? C'est chez nous la meilleure crèche, mon lieutenant. Il y a bien du fumier, et la boue ne manque pas; mais sa cagna de Bethléem ne valait pas mieux sans doute : ça lui rappellera son vieux temps! »

Chère valise de mon autel, que de souvenirs tu renfermes! Maintes fois tu fus éclaboussée par la boue, des larmes ou du sang. Précieuse relique de guerre, longtemps tu fus à la peine; sois à l'honneur désormais !

Kamarad!---Les longs jours de repos en tranchée prenaient avec la messe un faux air de dimanche. Mes fidèles paroissiens, qui aimaient leur curé, aimèrent aussi sa messe, d'autant plus que la mienne, grâce aux particularités du rit dominicain, offrait l'attrait d'un spectacle nouveau. Serrés autour de moi les assistants épiaient tous mes gestes, et ne manquaient pas à l'occasion de manifester leur surprise. J'entendais chuchoter derrière moi : « Hum! Hum! regarde donc. Qu'est-ce qu'il fait? Où est-il rendu? Je suis plus à la page! » Surtout après la consécration quand j'élevais mes bras en croix je me sentais dévoré par ces yeux attentifs.

Après la messe chacun reprenait son poste, tandis que je repliais le service de mon autel et le rangeais dans la valise. Un matin Raoul m'aborda :

---Dis donc, ta messe c'est bien intéressant; mais tu ne la dis pas comme tout le monde?

---Qu'en sais-tu? lui dis-je en souriant. Tu n'as rien d'un pilier d'église, toi.

---Tout de même je me rappelle la messe; et j'ai bien vu que tu la disais autrement que les autres.

---Elle te plaît comme ça?

---Oui; je voudrais que tu m'expliques surtout deux choses qui m'ont bien épaté. Pourquoi, après avoir montré le calice, lèves-tu au ciel tes deux bras? T'as l'air de crier au Bon Dieu: Kamarad, pas kapout! Les Saints du Paradis finiront par te prendre pour un Boche !

---T'en fais pas pour moi, vieux frère. On tâchera de mourir ensemble, et tu me présenteras.

---En tout cas, t'es rudement malin.

---Et pourquoi?

---J'ai vu qu'en arrivant tu prends tout de suite le pinard et la flotte. Pour ça, mon vieux, t'as raison. Quand j'étais enfant de chœur, je ne manquais pas après la messe de lécher la petite fiole de vin. Mais si des fois le garçon la sifflait avant toit Je comprends que tu te serves tout de suite. N'est-ce pas vrai? fit-il à mon servant de messe.

Mais celui-ci riait aux larmes.

---Va-t'en, Satan! dis-je à Raoul; ou je te jette à la tête un plein quart d'eau bénite.

---Si c'est de l'eau-de-vie, répliqua-t-il, vas-y pour un bidon !

L'ordonnance apportait le jus. Nous trinquâmes ensemble.

---C'est égal, me dît-il; les hommes sont bien contents. Cela leur manquait, cette messe.

---De fait ils ne s'en privent pas. Et tu vois comme ils prient et communient sans crainte.

---C'est vrai; mais entre nous je n'aime pas cette religion-là. Avant la guerre ils en rougissaient; maintenant ils sont tous bigots. C'est la religion de la peur!

---Pour certains, répondis-je, je l'admets; sans les blâmer du reste. La crainte n'est-elle pas le commencement de la sagesse? Mais je crois que la plupart obéissent à d'autres sentiments. Dans la vie ordinaire quand la conscience parle, l'intérêt crie, la passion hurle, on n'entend plus la voix de Dieu. En tranchée, au contraire, le canon fait taire tous les bruits du dehors. Comme il se fait un grand silence, on écoute parler son cœur! »

Dans les bois.---Notre aumônier restant au cantonnement, lorsque j'étais en seconde ligne j'assurais le service religieux: au bois Billon dans le secteur de Carnoy; en Champagne au bois d'Hauzy.

J'aime beaucoup le temple de la forêt. Il porte à Dieu. On dirait que dans un recueillement plein de mystère les arbres levant leurs bras au ciel prient et chantent avec vous. Sous la nef des grands chênes, emplie d'ombre et de silence, la prière monte sans effort, le murmure des arbres prête à la voix des tons adoucis. Mes hommes construisaient un autel rustique, orné de feuillage et de fleurs. Dans ce temple de guerre les obus remplaçaient les cloches : ils carillonnaient les offices; tandis que l'orgue immense de la forêt accompagnait nos cantiques.

* * *

Là j'aimais causer à mes hommes; et ils aimaient à m'entendre; nos coeurs en se parlant se comprenaient si bien! Que de fois on m'a demandé:

--- Mon lieutenant, causerez-vous à la Messe?

--- Oui.

--- Alors, j'y vais.

On va à la Messe, au salut où l'on « cause » !

Ce mot est juste. A la guerre le prêtre ne prêche pas; il cause. L'atmosphère des tranchées donnerait au ton prêcheur des sonorités horriblement fausses. J'en perçus quelquefois de pénibles échos :

--- Qu'a-t-il dit, l'aumônier? demandai-je à l'un de mes hommes un jour qu'étant au repos l'aumônier divisionnaire avait parlé à l'Église.

--- Je ne sais pas, répondit l'homme; il a prêché.

--- Tu n'as rien retenu?

--- Ce n'est pas à moi qu'il parlait; alors ça ne m'intéressait pas.

Il faut leur parler à ces hommes; on l'avait trop oublié! Du moins sur le diapason de la guerre la prédication a trouvé le ton juste. Pourvu qu'elle ne le perde pas, quand l'instrument sera brisé!

--- Combien de mes fidèles sont morts au champ d'honneur! J'ai rencontré des survivants qui bien longtemps après se rappelaient nos entretiens. Moi je n'ai pas oublié leurs larmes, ni leurs accents, ni leur ferveur. Je veux ici leur rappeler un mot, que beaucoup voulurent conserver par écrit : ils le reliront volontiers.

C'était au bois d'Hauzy, peu avant l'attaque de Champagne. On fêtait ce jour-là l'anniversaire glorieux des batailles du régiment. Mais le temps n'était pas propice aux longs discours: une pluie fine et légère tombait depuis le matin. Monté sur trois caisses de cartouches je commençai à l'Évangile: « Labora sicut bonus miles Christi Jesu : Travaillez comme de bons soldats du Christ Jésus. » C'est tout un programme de vie que trace en ces lignes l'apôtre Saint Paul. Laissez-moi vous en exposer brièvement les articles:

--- Labora : travaillez. C'est notre condition à tous. Aux premiers jours du monde Dieu lui-même nous en a imposé la loi. Le travail: c'est la richesse, c'est la vertu, c'est le bonheur. Celui qui ne travaille pas s'appauvrit et se déshonore.

Mais, vous le savez, on travaille de bien des manières. Qu'est-ce, qu'on nous demande à nous? De travailler comme de bons soldats « sicut bonus miles ». Qu'il est dur, qu'il est noble le métier de soldat! Le front sue, le corps fatigue, le coeur saigne, l'âme s'inquiète; mais le bras s'arme pour de grandes causes, mais le sang coule pour de nobles amours, mais les souffrances sont la rançon d'une glorieuse paix. Toujours il fut dur le métier de soldat.

Vous le savez mieux que moi, vous qui l'an passé à pareil jour commenciez cette douloureuse retraite, où vous marquiez votre route par des traces de sang. Ne l'était-il pas dans ces jours à jamais mémorables de Chaumont-Saint-Quentin, de Bulson, de Fère-Champenoise où sous le poids de la chaleur, de la faim, des blessures, vos camarades de travail tombaient épuisés près de vous.

Par la voix de toutes leurs souffrances ils vous criaient assez la peine de leur dur labeur; et vous ne l'avez pas oublié. Et vous n'oublierez plus jamais, j'en suis sûr, que si chaque soldat sème un grain de victoire, c'est avec son sang qu'il le fait germer. Eh bien! peut-être va-t-il être plus rude encore notre dur métier de soldat. Je ne vous apprendrai pas que nous sommes à la veille de grandes entreprises. La victoire veut être acquise; mais il faut y mettre le prix. Au prix de quels travaux, de quelles souffrances, de quelles blessures, de quelles morts va-t-on payer cette victoire désirable! Le bon soldat est assez riche en patience et en héroïsme pour l'offrir à son pays. Vous surtout, gars de Vendée et de Bretagne, vous voudrez être de bons soldats. Il coule toujours dans nos veines le sang de nos martyrs : les fils des géants dont pas dégénéré.

---Mais je dis mieux encore: vous aller travailler non pas seulement comme les meilleurs soldats de France, mais comme de bons soldats de Dieu : « Sicut bonus miles Christi Jesu ». C'est dans votre intérêt. Car, dites-moi, quel est le salaire de vos durs labeurs? Pour le travail que vous faites, vraiment vous n'êtes pas payé. Je sais que, la Patrie ne peut pas faire davantage; mais en prenant ce qu'elle vous donne vous pouvez bien désirer plus. Embauchez-vous au service de Dieu; et chacun de vos pas, chacun de vos soupirs, chacune de vos larmes, chaque goutte de votre sang sera payé d'un éternel bonheur. Oh! qu'elle doit être haute et belle la place au Paradis d'un vrai soldat de Dieu, qui sait vivre comme le Christ, et mourir comme lui.

Quand tout à l'heure il va paraître sur cet autel, dites-lui tous du fond du coeur : « Seigneur, nous sommes tous prêts à travailler jusqu'à la mort en bons soldats du Christ pour la France et pour vous! »

* * *

J'ai dit qu'au début de la guerre l'enthousiasme religieux transportait les âmes. Ce ne fut pas un feu de paille; mais sa chaleur naturellement tomba. Peu à peu la religion des soldats trouva son équilibre, et le niveau moral de l'armée s'établit. Il dépasse sensiblement l'étiage du temps de paix, et je crois qu'il ne baisse plus. Si j'ose porter ce jugement, c'est que dans les tranchées, et surtout dans les bois j'ai pu sonder bien des âmes. Or, voici trois symptômes qui sont indiscutables, et qui ne trompent pas:

Les soldats qui pratiquent sont nombreux et très décidés.

La grande majorité croit, et prie chaque jour.

Même les non-croyants sont prodigues de sympathie pour la religion des autres.

Et je parle des chefs comme de leurs soldats. Ils n'ont pas peur de prier ensemble, ni de chanter en chœur. Chacun sait s'en servir même devant les autres, et personne ne s'en étonnera. Assis sur un tronc d'arbre je confessais devant tout le monde, et personne en était gêné. Au front les âmes sont redevenues françaises: dans une atmosphère d'universelle tolérance et de cordiale sympathie la fleur d'une religion droite et franche peut croître en liberté.

Ainsi la France en armes s'est reconnue Fille de Dieu. Elle le sait, et le dit très haut dans les temples et dans les tranchées. La France qui combat est une France qui croit et prie. Il faudrait la peindre à genoux, les mains jointes, les yeux levés au ciel. Le monde la croyait impie. Elle le disait à tout venant, et même s'en donnait l'allure. Mais sous ce masque d'emprunt, l'âme de la Patrie restait religieuse. En tout cas la guerre a renoué entre la France et Dieu les liens de leur séculaire amitié. L'anticléricalisme, qui n'était déjà point chez nous article d'exportation, n'est pas davantage un article de guerre. Ou peut-être la France a reçu dans le sang un nouveau baptême. J'espère qu'elle s'en souviendra !


Chapitre XVIII: Parmi les cadavres

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