Antonin Guillot
Le Camp Américain d'Allerey
(1918 --1919)

LES CENTRES HOSPITALIERS AMERICAINS


Carte de la Croix Rouge américaine.


Carte des installations américaines sur nos voies ferrées et dans nos ports (dont les hôpitaux de base).
(D'APRÈS LIEUTENANT-COLONEL RÉGUIN : "LA COURSE DE L' AMÉRIQUE A LA VICTOIRE)

En septembre 1917, le médecin en chef de l'A.E.F. (Forces expéditionnaires américaines) recommanda la construction de cinq unités de type A (hôpitaux de base) pour former un centre hospitalier à Bazoilles-sur-Meuse. Au fur et à mesure du développement de la participation des Américains aux combats, des centres de plus en plus importants seront mis en place.

Le 12 décembre 1917, l'autorisation fut donnée concernant la construction de dix hôpitaux de base de type A, respectivement à Allerey (Saône-et-Loire), Beaune (Côte d'Or), Mars et Mesves (Nièvre). Le 13, fut approuvé un projet de 3 000 lits à Nantes. Avant fin décembre, l'installation d'autres centres est autorisée à Bordeaux-Beau Désert (5 000 lits, à étendre à 20 000), à Langres (2 000 lits), à Rimaucourt (2 000 lits, à étendre à 9 000), à Limoges et à Périgueux (nombre de lits à déterminer).

Progressivement furent ajoutés les centres de Vittel-Contréxeville, Savernay, Vichy, Toul et de la Côte d'Azur, de telle sorte que finalement vingt centres hospitaliers américains fonctionnaient à la cessation des hostilités, dont cinq en secteur avancé, huit en secteur intermédiaire et sept dans les secteurs des Bases (voir tableau ci-après). Et un certain nombre d'autres étaient alors en cours de construction ou en projet.

* Sélection des sites d'implantation et construction

Les sites étaient sélectionnés par les autorités américaines ; dans certains cas ils avaient été suggérés par les autorités françaises. Les sites proposés étaient définitivement acceptés ou rejetés par un bureau commun d'officiers américains et français. Ils étaient loués par un officier du Département de l'Intendance, mais la construction était du ressort du Département du Génie.

L'approbation d'un site était essentiellement déterminée par sa conformité avec le nombre de lits autorisés dans les différents secteurs et par les ressources et disponibilités en moyens ferroviaires. Ce dernier impératif prenant en compte la distance du front, le matériel roulant, etc. Du fait que les Français contrôlaient les chemins de fer, leur avis et leur collaboration étaient nécessaires pour la localisation des centres hospitaliers.

Ces centres comprenaient deux types de bâtiments:

1. Des bâtiments français existants et des baraquements de construction récente, groupes hôteliers ou baraquements militaires. Ils contenaient de deux à sept hôpitaux de base, étaient d'une capacité de 1000 à 16 000 lits. Les principaux centres de ce type existaient à Vittel-Contrexéville, Vichy, sur la Côte d'Azur (baraquements à Toul, hôtels pour les autres). Mais ces bâtiments, souvent mal adaptés, demandaient d'importantes modifications ou adjonctions et des réparations. A l'armistice, six centres fonctionnaient dans ces bâtiments français pour une capacité normale de 38 340 patients, portée à 51 520 en cas d'urgence.

2. Les centres comprenant des baraquements spécialement construits contenaient un certain nombre d'unités hospitalières (hôpitaux de base) de type A, de deux jusqu'à vingt, complétées par quelques bâtiments communs annexes. Chacun des hôpitaux de base était prévu pour 1000 lits, avec extension possible de 50 à 100%. Chaque centre devait en outre inclure un camp de convalescence, en principe d'une capacité de 20% du nombre de lits "normaux" du centre hospitalier.

Quelques uns des éléments les plus importants pris en compte par les services américains pour établir ces centres étaient : la situation et les accès ferroviaires adéquats, leur raccordement vers les hôpitaux de base, la possibilité d'utilisation de bâtiments communs (bureaux, entrepôt, garage, boulangerie, glacière, bureau de poste, télégraphe, téléphone, services d'incendie, laboratoire, chapelle, morgue), la construction de routes et de moyens d'assainissement, l'adduction d'eau, les égouts et les systèmes d'éclairage.

(B.D.I.C.)
Tente d'accueil dans un "base-hospital ".

(B.D.I.C.)
Intérieur d'une tente de loisirs d'un hôpital de campagne américain
.

Les plus grands centres, dont quelques uns avaient une capacité prévue de 20 000 lits, s'apparentaient à de véritables agglomérations avec tous leurs besoins habituels.

A la signature de l'armistice, 14 centres hospitaliers fonctionnaient avec des bâtiments spécialement construits et leur capacité totale était de plus de 69 000 lits (plus de 127 000 en cas d'urgence). Mais peu de ces baraquements furent totalement terminés et beaucoup durent être occupés alors qu'ils étaient en cours de construction et il fallut que le personnel et des convalescents aident à leur finition.

Toutefois une des dominantes de tous les centres était l'existence d'unités hospitalières (hôpitaux de base) spécialisées dans le traitement de certaines maladies et équipées en conséquence.

* Quelques chiffres

Le tableau ci-après mentionne la capacité, normale et de crise, de tous les centres hospitaliers américains, ainsi que le nombre de lits occupés, à la date du 28 novembre 1918 :

Nom

Capacité normale

Capacité de crise

Occupé
Secteur avancé      
* Centre de Toul

15 250

15 250

1 0963

* Bazoilles

7 000

13 136

2 094

* Vittel-Contrexéville

5 951

9 875

3 545

* Rimaucourt

5 000

10 388

2 519

* Langres

2 000

3 000

571

 

35 201

51 649

19 692

       
Secteur intermédiaire      
* Beaune

4 000

10 200

4 934

* Allerey

10 000

14 468

10 728

* Mars

11 468

20 000

8 098

* Mesves

10 490

21 500

16 436

* Vichy

8 327

13 000

10 250

* Clermont-Ferrand

6 712

6 712

3 017

* Orléans

2 800

2 800

1 135

* Tours

2 300

2 850

1 870

 

56 097

91 530

56 378

       
Secteur Base n° 1      
* Angers

3 500

4 400

2 913

* Nantes

4 300

6 278

4 383

* Savenay (St Nazaire)

8 000

8 316

8 500

 

15 800

18 994

15 796

       
Secteur Base n° 2      
* Beau Désert

6 924

11 000

5 439

* Limoges

4 528

6000

5 485

* Périgueux

10 00

1 500

983

 

12 452

18 500

11 907

       
Secteur Base n° 5 : Kerhuon (Brest)

2 800

2 800

2 438

A cette époque, ces centres contenaient pratiquement les deux tiers de tous les lits d'hôpital des A.E.F. autres que ceux des unités hospitalières de terrain. Il avait été, en outre, prévu que si la guerre avait continué jusqu'au mois d'avril 1919, la capacité de ces centres aurait été d'au moins 500 000 lits...

Le centre ayant atteint la plus grande dimension fut celui de Mesves (Nièvre) ; le 16 novembre 1918, il comptait un total de 20 186 patients.

Le 14 novembre 1918, les patients en centres hospitaliers étaient au nombre de 109 238, plus 22 191 hommes dans leurs secteurs de convalescence, soit un total de 131 429 hommes.

Le nombre total de lits (capacité normale et de crise, et camp de convalescence) alors disponibles s'élevait à 292 049, dont plus des deux tiers dans les centres hospitaliers, ainsi répartis :

Nom du centre Hôpitaux inclus Type de bâtiment Capacité normale (en lits)
Allerey 25, 26, 49, 56, 70, 97 et E, H, 19 Baraquements construits

10 000
Bazoilles 18, 42, 46, 60, 79, 81, 116 idem

7 000
Beau Désert 22, 104, 106, 111, 114, 121, Prov. B.H. N°7 idem

6 924
Beaune 47, 61, 77, 80, 96 idem

5 500
Clermond Ferrand 20, 30, 100: incluant Chatel Guyon et Royat Bâtiments français

5 137
Commercy Lerouville 90, 91 idem

 (a)
Kerhuon 63, 92, 105, 112, 120 Baraquements construits

2 700
Langres 53,88 idem

2 000
Limoges 13,24,28 idem

4 528
Mars 14,35,48,62,68,107,110,123,131 idem

11 468
Mesves 50, 54, 67, 72, 86, 89, 108, 122, et E.H. N° 24 idem

10 496
Nantes 11, 34, 38, 216 idem

4 300
Pau 71, incluant Dax, Lourdes, Argelès-Gazost, Bagnères de Bigorre Bâtiments français

(b)
Périgueux 84, 95 Baraquements construits

1 000
Rimaucourt 52, 58, 59, 64 idem

5 000
Côte d'Azur 99, incluant St Raphaël, Cannes, Nice, Menton Bâtiments français  
Savenay 8, 69, 108, 113, 119, 214, 118 et E.H. N° 29 Baraquements construits

 8 000
Toul 45, 51, 55, 78, 82, 87, 210 Bâtiments français

15 250
Tours 7 et Prov. B.H. N° 1 Baraquements construits

(c)
Vannes 136-236, Quiberon Bâtiments français

1 400
Vichy 1, 79, 76, 109, 115 idem

8 327
Vittel 23, 31, 32, 36 idem

5 961

(a) L' hôpital d'évacuation N* 13 fonctionna là jusqu'au 30 novembre, date à laquelle il fût relevé par l'hôpital de base N° 91. L'hôpital de base N° 90 ne reçut jamais de patients

(b) Personnel en place, mais ne reçut jamais de patients

(c) Ne reçut jamais de patients jusqu'après l'armistice.

Le tableau ci-dessous donne le nombre total de patients passés dans les principaux centres hospitaliers, à la date du 31 mars 1919 :

 

Patients

   

Patients

Toul (le plus près du front)

67 866

  Nantes

29 538

Bazoilles

66 284

  Kerhuon

24 533

Savenay

61 973

  Limoges

23 818

Beau Désert

47 238

  Rimaucourt

21 067

Vichy

44 855

  Joué les Tours

13 701

Vittel Contrexéville

44 855

  Côte d'Azur

13 446

Mesves

38 765

  Beaune

13 500

Allerey

33 658

  Périgueux

4 540

Mars

33 256

     

.

LA CONSTRUCTION DU CAMP D'ALLEREY

Au nord du bourg d'Allerey, subsiste en partie, le tracé des voies orthogonales du camp américain
(Carte 1/25000, 1972).


Plan du centre hospitalier (sections, hôpital de base, etc.)

Juin 1917. Un garçon de 16 ans, G. Noury, venu du village de Saint-Gervais-en-Vallière, près d'Allerey, se trouve en gare de Chagny où, pour la première fois il voit des soldats américains, arrivés depuis peu en France. Il est frappé par leur tenue kaki. Ils échangent avec lui quelques propos en anglais et lui offrent des cigarettes et du chewing-gum.

Il ne pense pas en revoir bientôt. Or, un jour de l'hiver 1918, alors apprenti forgeron à Saint-Loup-de-la-Salle, il voit, avec des camarades, arriver deux camions militaires américains dont les chauffeurs demandent la direction d'Allerey ; tout le monde regarde avec curiosité ces véhicules, car on n'a jamais vu de camions militaires par ici. Peu après ils apprennent qu'il est question d'établir un camp américain à Allerey pour en faire un hôpital.

Et en février 1918, trois ou quatre soldats américains dont un officier se présentent à Verdun pour loger à l'hôtel "Le Soleil d'Or". L'implantation d'un camp-hôpital se confirme avec l'arrivée à Allerey d'un détachement d'officiers américains.

Le journal "Le Progrès", de Chalon-sur-Saône, qui a recueilli des informations sur ce projet, publie, le 15 février 1918, un article qui annonce l'étonnante nouvelle :

"Un camp sanitaire américain --- Depuis quelque temps, nous étions informés que la commune d'Allerey avait été choisie pour l'installation d'un vaste camp sanitaire américain. A la suite de plusieurs visites sur place de commissions franco-américaines, le projet serait à la veille d'être réalisé.

Ce camp comprendrait dix hôpitaux de 1 000 lits chacun et occuperait un emplacement total de quatre cents hectares, y compris un cimetière d'un peu plus d'un hectare.

Les terrains choisis sont situés dans un riant paysage, route de Beaune, près du château et à proximité des bois. Ce sont les meilleurs de la commune et les plus sains. Ils sont en ce moment ensemencés en blé ou plantés en vignes. La location pour la durée de la guerre a été consentie à raison de 500 francs l'hectare pour les terrains de première catégorie ; 400 francs pour ceux de la deuxième catégorie et 300 francs pour la troisième catégorie

Une voie ferrée reliera le camp à la gare et une seconde voie sera construite sur la ligne de Gray, du hameau de Chauvort au camp.

Des puits seront forés pour l'adduction de l'eau potable. L'électricité sera installée pour l'éclairage, de même fonctionneront le téléphone, le télégraphe, etc. Et ce qui est bien américain, on assure que trois mois suffiront pour tout édifier

L'installation de ce camp est certainement une aubaine pour cette commune qui, bénéficiant de sa situation de tête de ligne, a été choisie de préférence par les Américains.

La production agricole et viticole de la région et le commerce local s'en réjouiront et nous dirons de même que, dans l'avenir la commune d'Allerey peut être transformée en une importante cité par suite du séjour de nos puissants alliés".

(Cette information avait déjà paru dans quelques exemplaires du "Progrès" du 9 février. Au cours du tirage, la censure nous l'avait supprimée. Cette interdiction venant d'être levée, nous publions de nouveau cette information afin que tous nos lecteurs en aient connaissance).

En effet, le 12 décembre 1917, les autorités américaines avaient décidé la construction d'un hôpital de type A, à Allerey ; et dès le mois de janvier 1918, une mission d'officiers est venue du Quartier Général américain de Chaumont prospecter dans notre région et, après reconnaissance, a choisi des sites à Allerey et Beaune pour l'installation de centres hospitaliers.

Les Américains souhaitent aller vite. Un bail sera établi entre l'armée américaine et la commune d'Allerey avec effet à partir du 1er janvier 1918, renouvelable de mois en mois, moyennant un loyer annuel de 16 714 francs ; les paiements seront effectués chaque trimestre.

En outre, au début de février, à la demande de la Croix-Rouge américaine, la mairie de Verdun lance une enquête dans le canton pour recenser, les bâtiments pouvant recevoir des convalescents.

Soldats américains de passage en gare de Demigny, en 1917.

Allerey. Des prisonniers allemands employés à la construction du camp-hôpital américain.
(PHOTO CHAMBRAY ?)

Bien entendu les réponses sont généralement négatives ou bien les locaux proposés sont inadaptés et peu utilisables, trop dispersés ou éloignés. A Allerey, tous les logements libres sont déjà occupés par les chefs d'entreprises qui vont installer l'hôpital. Il faudra donc envisager d'autres solutions.

Un historique du camp, établi après guerre par les autorités américaines, donne des précisions intéressantes sur le site choisi et l'installation du camp-hôpital :

"Le Centre hospitalier se trouvait aux abords du village, localité d'environ 800 habitants à cette époque, située sur le parcours des chemins de fer P.L.M., à environ 11 miles (18,8 km) au nord de Chalon-sur-Saône, la plus grande ville du département (30 000 habitants).

Ce centre était situé à environ 3/4 de mile (1 200 m.) de la Saône qui se trouvait, de fait, être un moyen d'approvisionnement en eau et, en outre, une voie de communication permettant de recevoir le combustible et autres produits, si l'accès à la voie ferrée n'était pas possible.

Le site de ce "domaine réservé"(4) occupait une surface de 172,3 acres (69 ha) consistant essentiellement en terres agricoles. Il était peu élevé et dans l'ensemble bien horizontal, la majeure partie étant à un niveau inférieur à celui des bords, ce qui rendait difficile un écoulement satisfaisant des eaux.

Le sol comprenant une couche de terrain épaisse de 6 inches(5) à 2 pieds (15 à 60 cm) recouvrait de l'argile, de sorte que, si l'eau de pluie s'infiltrait facilement jusqu'à la couche argileuse, des précipitations prolongées avaient vite fait de saturer la couche supérieure.

Les conditions météorologiques pendant la durée du centre hospitalier furent normales pour la région. L'été 1918 fut très chaud, sec et quelquefois venteux. Le printemps, l'automne et l'hiver furent pluvieux et assortis de froids pénétrants, sans toutefois de très basses températures. Les précipitations annuelles fürent en moyenne de 840 mm, avec une température moyenne de 10,5° C".

Le contexte ainsi précisé, arrivons-en à la construction du camp. Il fallut d'abord tracer des voies de circulation. Le Génie militaire construisit, selon le plan établi, des routes provisoires, mais il fut impossible de les rendre définitives, en raison du manque de matériaux et de main-d'œuvre. Au début on utilisa du mâchefer pour le recouvrir, mais avec le passage incessant de lourds convois de matériel destiné à la construction du camp et un temps constamment humide, elles furent rapidement défoncées et impraticables. Plus tard on y déversa des wagons de pierres, en particulier près de l'entrepôt, du Q.G. et le long de la voie ferrée. Grâce à un cylindre à vapeur, on tenta d'obtenir une surface plus ferme ; or le répit fut de courte durée, la pierre s'enfonçant dans le sol en raison d'une circulation croissante. Dans certaines sections on utilisa du caillebotis, et là encore sans succès. Vers la fin, on établit quelques chemins de rondins (traverses de chemin de fer). Contrastant avec celles du camp, les routes françaises qui le bordaient à l'est (route de Pussey) et au sud (route de Beaune) supportaient un trafic intense et nécessitaient peu d'entretien.

Le 16 février 1918, deux officiers et quatre membres du Génie avaient commencé à délimiter le site de l'hôpital. Ils entreprirent ensuite la construction des bâtiments avec l'aide d'une main-d'oeuvre civile employées par des entrepreneurs français. Main-d'œuvre qui posa problème, car les hommes valides manquaient et elle était composée localement de vieillards, de jeunes garçons et de non mobilisables.

En même temps, des gens d'Allerey et des environs furent embauchés par l'entrepreneur du camp pour décharger le matériel qui arrivait à la gare d'Allerey et pour le transporter sur le site avec des voitures tirées par des chevaux ou des bœufs.

"VERDUN-sur-le-DOUBS. --- Pour le camp américain --- On demande des manœuvres, terrassiers, maçons, charpentiers, voituriers, chevaux et voitures, pour les travaux de l'hôpital américain. S'adresser au directeur de l'entreprise dudit hôpital, place de la Gare, à Allerey, le matin, à 7 heures et le soir, à 2 heures. Bon salaire, 1 franc de l'heure." ("Le Courrier", 17 février 1918)

Henri Baillard, 18 ans, venait tous les jours de Ciel, avec un char et deux chevaux pour effectuer des charrois d'éléments préfabriqués de baraques venant de Suisse par le train. D'autres arrivaient du bourg et des hameaux d'Allerey, de Saint-Gervais-en-Vallière, de Gergy, etc., pour faire de même et gagner quelques francs par jour.

Vers la fin de février, le matériel arrivait à un rythme accéléré et en telle quantité que les entrepôts de la gare d'Allerey furent bientôt pleins : on dut décharger 109 wagons à la gare de Saint-Loup-de-la-Salle, village voisin, et effectuer des charrois sur les 7 km qui séparaient les deux communes.

La construction des baraques du camp avait été confiée à l'Entreprise Générale Gauthronet, Mage et Jacquet, de Paris, qui avait installé un bureau à la gare d'Allerey et un autre à Verdun, dès le début février, et par la suite au camp même, en mai 1918. Le 16 février, le sous-préfet demandait au maire de Verdun de trouver des logements meublés dans les communes aux environs d'Allerey pour loger ingénieurs et personnels divers de l'entreprise Gauthronet. Des secrétaires furent employées: Mlle Chapot, de Verdun, Mlle Clémence Bonnot, de Verdun (qui se mariera plus tard avec un Américain), Mlle Alice Develle, de Palleau (secrétaire particulière de M. Gauthronet, dont elle épousera le fils), Mlle Gros et Mlle Légeley, d'Allerey. Au bureau des ingénieurs travaillaient un Français et deux Suisses, et deux ou trois dessinateurs au bureau de dessin. Le secrétaire général de l'entreprise faisait fonction d'interprète.

Si le recrutement de la main-d'œuvre avait posé des problèmes aux Américains et à l'entreprise, il en fut de même pour la population et les autorités françaises. Du fait d'une économie presque entièrement consacrée à l'effort de guerre, les activités agricoles se trouvaient dans une situation précaire : absence de la majorité des adultes mobilisés, manque de bras, rareté des engrais, débouchés aléatoires. Le monde rural vivait au ralenti et enclin à un certain fatalisme en ce début de 1918. Aussi, l'arrivée des Américains à Allerey, à Beaune et autres lieux parut à beaucoup une bénédiction et un espoir. Tous ceux et toutes celles qui "survivaient" dans nos bourgs de la région verdunoise vinrent s'embaucher nombreux aux camp américain d'Allerey pour des travaux généralement peu qualifiés.

Cet état de fait commença à inquiéter certains agriculteurs et les autorités locales, comme en témoigne cet article paru dans "Le Progrès" du 9 avril 1918 :

"GERGY --- Terres abandonnées. ---A Gergy, les classes 1889, 1890 et 1891, mises en sursis, ont rendu d'immenses services, et nous n'aurions plus de terre en friche si les établissements sanitaires américains d'Allerey et les travaux de dépôts ... à la gare de Gergy ne nous avaient enlevé des bras par l'offre de journées à 1 franc de l'heure ; l'attelage est payé 20 francs par jour. On signale même que trois attelages au même propriétaire sont payés 75 francs. C'est la richesse pour les ouvriers agricoles, pour les fermiers même, au détriment des terres cultivées régulièrement jusqu'à ce jour

Les Américains commencent à employer les Boches, c'est bien. Mais il ne faut pas s'arrêter là ; il faut que tous les ouvriers agricoles sans exception soient rendus à la terre : que notre énergique préfet le sache, et il remettra vigoureusement chacun à sa place.

Ces ouvriers agricoles, étant donnés les prix élevés des produits, peuvent être payés un bon prix. Ils trouveront peu de différence avec ceux d'Allerey. quand ils auront tenu compte du voyage, de l'usure de la chaussure, des vêtements et des dépenses complémentaires qu'impliquent tous les déplacements. --- Un agriculteur."

Sans doute, averti par des édiles du canton, le sous-préfet avait déjà écrit et télégraphié, dès le 27 février aux maires de Gergy et de Verdun à propos de "la main-d'œuvre du camp privant de bras l'agriculture" pour demander des renseignements à fournir avant le 1 er mars.

Au camp américain de Beaune, on rencontra d'ailleurs le même genre de récriminations de la part des vignerons et des négociants en vin.

Devant l'insuffisance de la main-d'œuvre locale, il fallut donc faire appel à des étrangers, Espagnols et Italiens entre autres, et à des "coloniaux". Mais, selon les Américains, la main-d'œuvre

"obtenue de cette façon était de très mauvaise qualité et exigeant une surveillance permanente. De plus l'habitude qu'avaient les entrepreneurs de gonfler les feuilles de paie contraignait les officiers du Génie à des vérifications constantes"... !

Au début de mars, le journal de Chalon relatait l'activité intense qui régnait alors entre la gare et le futur hôpital américain:

"ALLEREY --- Le camp américain. --- Depuis quelques jours, Allerey commence à devenir mouvementé. Sur les quais de la gare, on procède hâtivement au débarquement de planches et matériaux pour la construction de l'hôpital. Dans les rues, c'est un va-et-vient de voitures transportant les matériaux aux lieux désignés.

A la sortie d'Allerey, sur la route de St Loup notamment, une grande surface se trouve déjà recouverte de bois disposé en ordre et prêt à être monté.

Le transport en voiture des matériaux est fait par les habitants d'Allerey ; un certain nombre d'étrangers, parmi lesquels des Belges, sont employés à divers travaux. 5 ou 6 chefs américains seulement sont déjà arrivés, le reste n'arrivera que lorsque les travaux seront terminés. Un bureau est installé à Allerey et un à Verdun, logement Tixier. Plusieurs jeunes filles du pays et des environs y sont déjà employées avec de bons appointements, et d'ici peu une bonne partie des habitants de la région, hommes, femmes et enfants seront employés aux services du camp américain."

Le type de bâtiments en bois adopté pour le Centre hospitalier était de fabrication suisse et peu solide (selon les Américains). Ces baraques, dites "canadiennes" ou de type 1, étaient également connues sous les noms de "CAVANAIR" et "MAJORAM" et elles passaient pour parfaitement isolées (selon l'entrepreneur). On les montait en assemblant des éléments identiques à double paroi de 2 cm d'épaisseur formant un matelas d'air de 10 cm. Ces éléments composaient les murs extérieurs ; les planchers, les plafonds et les toits étaient en planches de 2,5 cm ; ces derniers étaient recouverts de papier goudronné. Des cloisons faites de carton renforcé et de lattes délimitaient des pièces convenables. Tous ces bâtiments avaient 6 m de largeur, et leur longueur variait de 10 m pour les plus petits à 50 m pour les salles communes. Les vitres des fenêtres étaient fournies par la maison Gentinat, de Chalon.

Ce genre de baraque pouvait être monté rapidement, mais certaines, à cause de l'humidité du terrain, avaient tendance à s'enfoncer, ce qui provoquait parfois des fentes et des lézardes ; cela les rendait plus difficiles à chauffer et des courants d'air étaient, parait-il, fréquents. D'autre part, lors de l'assemblage, il y eut quelques difficultés à joindre des éléments qui avaient été mélangés sur le quai de la gare : selon le jeune Henri Baillard qui avait aussi travaillé à la construction, il avait fallu rectifier à la scie et à la hache...

Les mauvaises conditions atmosphériques entravèrent, au début, les travaux à un point tel que le 23 mars, on avait assemblé seulement 10 bâtiments. Les pluies avaient laissé le terrain dans un si mauvais état que seuls les attelages de bœufs pouvaient avancer dans la boue. Cependant, peu à peu des fossés d'écoulement des eaux, des ponceaux et des voies secondaires furent établis.

Du fait de ces divers contre-temps, la construction du camp ne progressait pas au rythme prévu par les Américains et ce fut seulement le 19 mai, avec l'arrivée d'une compagnie du 26 ème Régiment du Génie de l'A.E.F. que les travaux furent effectués beaucoup plus rapidement. Finalement une compagnie fut affectée au Centre hospitalier et renforcée par 40 prisonniers allemands et 20 Russes qui avaient été envoyés en France dès le début de la guerre.

Pendant ces deux premiers mois d'aménagement du camp hôpital, la presse locale trouve matière à s'extasier sur tout ce mouvement qui règne à Allerey et alentour :

"ALLEREY --- La ville américaine. --- L'installation du camp sanitaire américain à Allerey se poursuit activement Quelques baraques sont déjà montées. Des ouvriers de toutes nations y sont employés. Dès le début de l'installation du camp, Allerey a complètement changé d'aspect. Notre petite cité, jadis paisible et tranquille, est devenue bruyante et mouvementée. Les commerçants et les restaurateurs ne s'en plaignent pas. Cela fait même du bien à Verdun, car bon nombre d'ouvriers ne pouvant loger à Allerey, un certain nombre prennent leurs repas dans les restaurants de la ville. Les Américains, bien que peu nombreux encore, passent une bonne partie de leur temps à Verdun. Sur la route d'Allerey à Verdun, c'est un va et vient continuel. Allerey présente l'aspect d'une ville d'usine". ("Le Courrier" du 17 avril 1918)

"Le camp américain. --- L'hôpital américain d'Allerey se construit activement. Un certain nombre de baraques sont déjà complètement montées. Le transport des matériaux de la gare sur le terrain est maintenant fait exclusivement par des camions-autos conduits par des Américains. Il en est de même à Gergy où la construction du dépôt d'essence et pétrole s'effectue activement". ("Le Courrier" du 6 mai 1918)

Vers la fin juin, plus de 300 baraquements sont édifiés. Le 20 sont arrivés des officiers et hommes de troupes, 65 infirmières et autres personnels, pour installer la première unité hospitalière (Base Hospital n° 26) dans les locaux terminés. De juin à septembre quatre autres unités seront mises en services. Les premiers blessés n'arrivèrent que le 23 juillet.

En définitive, la construction et les aménagements successifs du camp d'Allerey s'échelonnèrent sur toute l'année 1918. Selon les archives américaines, une contribution importante à ces travaux fut assurée par les appelés du Service de Santé et par les convalescents : "A mesure que les ensembles arrivaient, le personnel de chacun de ceux-ci avait la charge d'achever l'installation dans la zone qui lui avait été assignée et poursuivait ce travail même après admission des malades".

Sans attendre la réalisation complète du programme de construction du Centre hospitalier, on procéda à une inauguration du camp, le 4 juillet, jour de la fête nationale américaine, "Independence Day". Le journal "Le Progrès" en fit le compte-rendu suivant, le surlendemain :

"Au camp américain d'Allerey --

La cérémonie d'hier

Hier à l'occasion des Fêtes de l'Indépendance Américaine, ont eu lieu sous les auspices de M. le Préfet de Saône-et-Loire et de M. le sénateur Richard, maire de Chalon, la remise du drapeau au 26e génie américain ---don de MM. les entrepreneurs du camp,--- et l'inauguration de 350 baraquements complètement édifiés, sur 500 que doit comporter l'ensemble.

( ... ) A 10 heures, M. le Préfet, accompagné de M. Richard, sénateur, M. le sous-préfet de Chalon, de son chef de cabinet, arrive en automobile ; il est reçu à l'entrée du camp par MM. les colonels Hartley et Ford ; capitaine Harris; MM. Gauthronnet, entrepreneur général; Roch de Christofaux, intendant général des travaux; Sammarcelli, secrétaire général; Guillemard, maire d'Allerey, en tête du conseil municipal; Magnien, maire de Verdun et conseiller d'arrondissement ; Bidault-Bruchet, délégué cantonal, etc.

Les troupes en armes et la gendarmerie rendent les honneurs.

Remise du drapeau

En remettant le drapeau aux troupes américaines, M. le Préfet dit que depuis longtemps il se proposait de venir saluer nos amis américains, mais qu'accablé par les occupations, il n'avait pu jusqu'ici accomplir ce devoir ; il se félicite de voir s'achever cette grande entreprise et est heureux aujourd'hui, de venir au nom du gouvernement saluer l'indépendance des Américains.

Nous avons été élevés dans les mêmes principes et les mêmes sources du droit, à l'appel de votre président Wilson, vous vous êtes levés pour défendre la démocratie en danger. Le drapeau que j'ai l'honneur de vous remettre est entre bonnes mains et bientôt la barbarie teutonne sera abattue".

Le drapeau est alors hissé à une hampe et les clairons sonnent au drapeau.

Le colonel Hartley prononce un discours en anglais qu'un interprète traduit à M. le Préfet Il termine en adressant à nouveau ses remerciements à cette population travailleuse de France qui lui a grandement facilité sa tâche.

Un garçonnet des écoles assemblées d'Allerey lit un compliment à M. le Préfet, puis trois fillettes offrent des gerbes de fleurs aux personnages officiels.

Visite du camp

Une visite des baraquements a lieu sous la conduite du personnel technique qui donne des explications à M. le Préfet qui paraît beaucoup s'intéresser à ces travaux grandioses.

On sait en effet que 500 baraques comprenant 10 000 lits doivent être construites. Commencés le 14 avril dernier ces travaux constituent un véritable tour de force dont nous devons féliciter tout particulièrement MM. Gauthronnet, entrepreneur général, et Roch de Christofaux, puisque en moins de quatre mois les 6 dixièmes de ces travaux sont terminés et que 350 baraques sont actuellement complètement édifiées et qu'on attend incessamment le premier contingent de blessés. Soixante infirmières américaines arrivées le matin même ont pu prendre part à la fête.

Le camp se composera de dix groupes comprenant chacun son hôpital et ses services distincts ; une voie de raccordement à la ligne d'Allerey conduira les blessés au centre du camp où une station-gare a été élevée en huit jours ; les malades, de ce fait, ne subiront aucun transbordement.

Lunch et banquet

La visite du camp terminée, les personnages officiels se réunissent dans un baraquement où un lunch leur est offert.

En prenant sa coupe de champagne, M. le Préfet prononce les paroles suivantes:

"Messieurs, je vous demande de lever vos verres à la santé de M. le Président Wilson, de la grande nation sœur, du succès du droit et de la justice."

M. le colonel Ford répond en quelques mots disant que les Américains n'oublient pas qu'ils doivent leur indépendance à la France et que les noms de La Fayette et Rochambeau sont à jamais immortels.

La cérémonie est terminée, M. le Préfet prend congé regrettant, dit-il, de ne pouvoir assister au banquet, et regagne son automobile.

A midi, un banquet de 50 couverts a lieu au Soleil d'Or, à Verdun. M. le colonel Arthley le préside. A la table d'honneur, prennent place M. Richard, sénateur; M. Bodenan, sous-préfet de Chalon ; colonel Ford, etc.

Le menu, qui fit honneur à l'hôtel du Soleil d'Or. tenu par M. C Javouhey, était composé comme suit:

Hors d'œuvre Wilson
Homard Terre-Neuve mayonnaise
Pauchouse des Alliés
Dindonneau La Fayette
Haricots verts à l'Américaine
Poulets Canada
Salade des chants du Départ
Crème de l'Indépendance
Ananas de Floride
Dessert Washington

Tout cela arrosé de vins blancs et rouges des bons crus de notre Bourgogne.

Durant le repas une franche amitié régna entre hôtes américains et français.

Après le banquet des discours furent prononcés par M. Richard, sénateur ; M. le colonel Harthley, M. Bodenan, sous-préfet, et M. le colonel Ford.

A 4 h. et 1/2, on se sépara et chacun emporta le meilleur souvenir de la fête franco-américaine".

 


LES ORGANISATION ET VIE DU CAMP

Table des Matières